SAINT JUNIEN

Située sur les rives de la Vienne, à 30km à l'ouest de Limoges, l'abbaye de Saint Junien a les mêmes origines que Saint Léonard de Noblat. Vers 490, le bourg établi sur la hauteur vit toujours de manière opportune sans se soucier outre mesure des problèmes religieux mais les pasteurs chrétiens sont nombreux dans la région. Ils prêchent la bonne parole avec des fortunes diverses et certains, las de courir les chemins, s'installent en ermites en des lieux favorables. Ce fut le cas de Saint Amand qui construisit une cabane au pied d'un rocher dominant la Vienne et ce lieu, longtemps marqué d'une chapelle, se trouvait à moins d'un kilomètre du bourg et portait le nom de Comodoliac. Sur ses vieux jours, vers 500, l'ermite reçut un jeune personnage d'origine noble à la foi enthousiaste qui désirait être son disciple. Après quelques réticences, et quelques miracles, dit la légende dorée, les deux personnages s'accordent et reçoivent la visite de nombreux pèlerins désireux de s'instruire dans la vraie foi, celle du dénuement et de la prière.

Saint Amand mourut et fut enterré sur le lieu où il avait vécu, quant à Junien, il fut rejoint par le neveu de l'évêque de Limoges, Rorice. Tous deux décidèrent de se consacrer à la population du bourg et, lorsque Junien mourut en 540, l'évêque de Limoges fit construire un oratoire sur le lieu où il avait fondé sa petite communauté. Ce fut l'origine de l'abbaye. Comodoliac était-il le nom du rocher ou celui du bourg? La seconde hypothèse est plus vraisemblable puisque l'existence de l'agglomération est attestée par l'action apostolique de Junien. C'est lui qui, selon la légende, débarrassa la population du mal des ardents en faisant jaillir une source miraculeuse, plus prosaïquement une nouvelle résurgence située hors pollution.

L'oratoire établi sur la tombe de Junien fut dédié à Saint André. Selon certains auteurs, son emplacement correspond à la chapelle carrée qui flanque aujourd'hui le croisillon sud et les édifices successifs ont ainsi occupé l'emplacement du chœur actuel. Nous verrons que l'analyse architectonique confirme cette hypothèse. Quelques années plus tard, le même Rorice décide de faire bâtir une église pour répondre aux vœux des pèlerins déjà nombreux mais il meurt avant de l'avoir achevée. En 593, Grégoire de Tours qui visitait la tombe de Saint Junien jugea l'église fort belle mais inachevée. Peut on dire que l'ouvrage avait, dès cette date, acquis les caractères et l'importance qu'elle avait encore en l'an 1000? C'est probable.

En guise d'argument nous dirons que Comodoliac, bien située sur une hauteur a proximité du confluent de la Glane et de la Vienne avait, dès cette époque, les caractères d'une bourgade. C'était un lieu de marché pour les populations environnantes et le cheminement coutumier qui longeait la rivière lui apportait un bon potentiel en transit, ainsi l'église construite par l'évêque Rorice se trouvait au sein d'une agglomération de 1.000 à 1.200 personnes.

Cette église Saint Junien sera brûlée par les Normands en 866 et le bourg connaîtra alors une période difficile. Les travaux de restauration furent réalisés à la fin du X°s., à la demande de l'abbé du Dorat. Un siècle plus tard, un nouvel ouvrage fut consacré en 1102 et l'édifice était alors considéré comme une collégiale ce qui suppose une bourgade d'une certaine importance, avec plusieurs paroisses. Peut on affecter l'ouvrage actuel à cette consécration? Une analyse objective nous dira que non. Les parties les plus anciennes sont sans doute les premières travées occidentales du chevet et il est bien délicat de les dater antérieurement à 1125/1130, ce qui place l'ensemble de l'édifice sur le XIPs. Nous proposons la chronologie suivante.

L'ABBATIALE ACTUELLE

La première église construite par Rorice en 540 et achevée vers 600, était une basilique de bonne taille a trois nefs. Elle occupait l'espace du chevet et flanquait ainsi l'oratoire comme cela se rencontre en de nombreux lieux, sa largeur correspondait à l'édifice actuel, par contre, sa longueur est difficile à estimer. Les fondations d'une abside en hémicycle découvertes dans la troisième travée nous suggère qu'elle devait se prolonger sous le transept et comporter quatre ou cinq travées.

Après le passage des Normands, la bourgade se relève mais elle comporte déjà plusieurs paroisses et la collégiale Saint Junien manque de moyens. L'édifice restauré est sans doute réduit à trois travées, les travaux reprennent à la fin du XI°s., vers 1060/1070, et l'ouvrage, toujours de structure légère, doit gagner deux travées nouvelles et peut être quatre si l'on compte les deux qui seront démolies au XIII°s. Ces travaux allongent l'édifice vers l'est. L'ouvrage sera consacré en 1102 mais, dès son achèvement, il paraît archaïque face aux constructions nouvelles qui s'élèvent dans les provinces limitrophes.

Vers 1125, les travaux reprennent sur les travées ouest. Le constructeur établit des piles cantonnées classiques, renforce le mur extérieur et installe les premières voûtes d'arêtes sur les bas côtés mais c'est sans doute un artisan local et son ouvrage est maladroit. Sur l'archivolte il néglige rouleau caractérisé et l'arc en maçonnerie s'intègre directement à la voûte; c'est une manière de faire que l'on rencontre en Auvergne. D'autre part, ces arcs sont de profil brisé mais les centres ne coïncident pas avec la base. Cette maladresse est courante à l'époque. Nous la retrouvons au croisillon de Solignac. Enfin, le constructeur de Saint Junien structure ses voûtes d'arêtes avec des doubleaux également en arcs brisés mais non surhaussés. Il ignore que sur une voûte de plan barlong il faut surélever les doubleaux afin d'avoir une hauteur satisfaisante pour l'archivolte. Cette confusion est le propre de ceux qui ont vu les formes sans en comprendre les subtilités de composition.

Ces aménagements vont se poursuivre sur deux ou trois travées puis s'interrompre. La nef n'est pas voûtée. Le maître d'œuvre s'est il discrédité auprès de la communauté ou bien la poursuite de ce programme, mal engagé, risque-t-elle de gêner les exercices religieux qui doivent répondre à l'afflux des pèlerins? Nous dirons les deux à la fois. La communauté de Saint Junien décide alors d'entreprendre un ouvrage nouveau établi vers l'ouest et le maître d'œuvre choisi est formé à l'École du Poitou. Si les travaux d'aménagement antérieurs ont commencé vers 1125, les voûtes d'arêtes des bas côtés ont été montées vers 1135, à l'heure où le profil brisé inspiré des églises du Périgord connaît ses premières applications en Limousin. La nouvelle campagne doit commencer vers 1140.

LA NOUVELLE NEF

Le programme consiste à construire un transept à l'ouest de l'ouvrage existant, peut être au détriment d'une travée afin que le croisillon sud touche le premier oratoire. Ce premier vaisseau perpendiculaire comporte une croisée puissante et sera prolongé par une nef voûtée longue de trois travées. Le maître d'oeuvre travaille maintenant en terrain dégagé. Après avoir dessiné le transept et construit les croisillons sud et nord, il peut établir les piles orientales de la croisée qui doivent flanquer les maçonneries existantes. Elles sont de section carrée avec quatre colonnes engagées. Par contre, les piles de l'ouest sont différentes et bien appropriées à l'ouvrage qui va suivre. Le noyau est plus puissant et comporte une forte pile engagée établie côté nef. C'est elle qui va absorber la réaction de la grande archivolte dont le tailloir se situe à mi hauteur de la pile. Ces remarques nous montrent que le chantier est, cette fois, confié à un maître. Enfin nous remarquerons également que c'est l'analyse de la croisée qui nous donne les meilleures informations sur les enclenchements successifs des travaux.

Selon les bonnes règles, un chantier doit s'échelonner sur plusieurs travées afin que les fondations se stabilisent et que les arcs puissent s'épauler en bonnes conditions mais la nef dont les murs périphériques sortent de terre ne fait que trois travées et le maître d'œuvre envisage de traiter simultanément l'ensemble, cependant il lui sera demandé d'affecter la troisième travée à un puissant clocher. Cette modification interviendra très tôt puisque les piles orientales de ce clocher sont parfaitement constituées pour assurer la transition. Ce nouveau plan au sol fut fixé vers 1150 et les archivoltes mises en place peu après. Les travaux peuvent alors reprendre sur la croisée où les quatre arcs sont de profil brisé, ceux établis en perpendiculaire comportent deux rouleaux et ceux qui se trouvent dans le prolongement de l'élévation sont de même dessin que les archivoltes, soit à simple rouleau avec décrochement côté croisée. Sur ces bases, nous trouvons quatre pendentifs triangulaires destinés à obtenir une base polygonale régulière pour une tour lanterne. L'achèvement des parties hautes de la croisée sera tardif.

Vers 1160, les élévations sont achevées et le bandeau qui les surmonte s'aligne sur les tailloirs de la croisée. Les murs extérieurs sont également montés avec leur contrefort externe et nous trouvons deux fenêtres en plein cintre par travée mais sur cette œuvre remarquable en bien des points l'équilibre des berceaux n'est guère satisfaisant; ceux des bas côtés sont au niveau des archivoltes, soit trop bas pour épauler convenablement celui de la grande voûte. Il eut fallu pour cela aligner les tailloirs mais il manque environ 1,60m de hauteur sur les bas côtés. En ces conditions la résultante des grands berceaux passe au dessus du volume d'inertie offert par les voûtes latérales et une portion de mur installée au droit des travées viendra rétablir la transmission mais les contreforts externes ne seront plus à la hauteur voulue. Le constructeur a-t-il projeté une couverture en lauzes sur un demi berceau en maçonnerie ce qui aurait conforté la grande voûte? C'est peu probable puisque nous ne trouvons pas les ouvertures internes destinées à l'aération du volume inclus entre les deux voûtes. Par contre, nous trouvons la trace de deux corniches qui pourraient accréditer cette couverture en lauzes. Nef et bas côtés reçoivent leur voûte en berceau brisé vers 1165 et l'équilibre est satisfaisant.

Comme nous l'avons dit, le clocher sera implanté après coup dans le volume destiné à une troisième travée. Les piles orientales seront établies sur deux axes afin d'obtenir une base carrée qui reçoit une coupole circulaire sur pendentifs classiques. Ces structures portantes en arc brisé sont très puissantes afin de soutenir une tour clocher de grande hauteur. Cette fois la couverture en lauzes, avec double voûte, est au programme comme le montre la grande ouverture interne. Après l'achèvement du premier niveau qui assure l'épaulement des travées de la nef, les travaux sur le clocher vont tarder, les étages supérieurs seront réalisés à la fin du siècle, vers 1180/1200, et la façade basse sera surchargée début XIII°s. avec un glacis supérieur

LE CHEVET

La nouvelle nef fut mise à disposition avant l'achèvement du clocher, soit vers 1160 et, dès cet instant, l'essentiel des travaux se porte sur les travées orientales qui constituent maintenant le chevet de l'ouvrage. Pour ne pas rompre l'unité du vaisseau, il faut reprendre le parti précédemment choisi et construire trois ou cinq travées supplémentaires afin de couvrir l'espace précédemment consacré. Après avoir repris les murs extérieurs, le maître d'œuvre établit son élévation. Il conserve les mêmes piles cantonnées mais dessine des bas côtés de manière rationnelle. Les archivoltes sont à simple rouleau bien caractérisés, leur profil est brisé mais de manière orthodoxe et les doubleaux surélevés comme il se doit, ainsi les nouvelles voûtes se trouvent à un niveau supérieur des précédentes. Selon certains auteurs, le programme porterait sur cinq travées dont deux auraient été démolies au début du XHI°s. avant que l'ouvrage ne soit clôturé du mur pignon percé d'une grande fenêtre en plein cintre et de la rosace que nous voyons aujourd'hui. Mais, dans cette hypothèse pourquoi construire une fenêtre en plein cintre en 1230? Il serait plus judicieux de placer ce mur en fin de campagne comme il se doit ainsi les deux travées laissées hors œuvre seraient démolies en 1230 et c'est le dégagement obtenu qui a permis l'installation de la rosace par le chanoine Ithier.

Sur ces bases qui sont très irrégulières, notamment côté nord où l'élévation comporte un décrochement, le maître d'œuvre établit un berceau de profil brisé avec doubleau. L'ensemble du chevet représente un travail moins important que celui de la nef et nous dirons qu'il était réalisable en dix ou douze années, achèvement probable vers 1175/1180. A cette époque, le Limousin et les autres provinces de l'Ouest, sont toujours réfractaires au nouveau procédé qui triomphe dans le Nord de la France.

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Vers 1060/1070, la nef de Saint Junien restaurée après le passage des Normands sera prolongée vers l'est (A) consécration en 1102. Vers 1125, les bas côtés consacrés en 1102 seront dotés de voûtes d'arêtes maladroitement installées. Vers 1140, changement radical de programme. Un transept (B) une croisée (C) et une nef (D) avec bas côtés (E) sont entrepris sur un axe différent et à l'ouest de l'édifice antérieur. L'ensemble est achevé et voûté vers 1165, mais la troisième travée (F) reçoit un clocher avec coupole sur' pendentifs (G), partie basse achevée vers 1175 et couronnement vers 1180/1200. La croisée a reçu une tour lanterne sur pendentif triangulaire de 1150/1160. Après la mise à disposition de la nouvelle œuvre les travaux reprennent sur la partie est devenue chevet de l'ensemble. Reprise du mur sud (H) en 1165, prolongation du mur sud (J) vers 1170. Construction de cinq travées nouvelles (K,L,M,N,P), achevées en 1185. N et P seront démolies au XIII°s. Le mur pignon (Q) clôture l'ouvrage à une date indéterminée, 1190/1230.