BEAULIEU SUR DORDOGNE

Située sur le haut cours de la Dordogne, Beaulieu n'a pas d'origines antiques attestées bien que le cheminement coutumier sur les rives du fleuve se pratiquait dès l'époque Gauloise. Aujourd'hui, comme sur la période historique, les populations rurales de la région demeurent fidèles à l'articulation dite celtique avec de modestes exploitations établies au centre des terres cultivées. Les villages sont rares et les activités d'échange vont se porter vers une bourgade où seront rassemblés artisans et commerçants. Beaulieu a-t-elle eu cette fonction dès le Mérovingien? C'est probable puisque les fondations réalisées par la hiérarchie religieuse ou la noblesse se faisaient toujours sur un lieu déjà développé et dont le potentiel économique sera ainsi pris en charge. L'abbaye de Beaulieu est due à Raoul, archevêque de Bourges, la fondation se fit au temps carolingien, vers 840/841 et c'est Cunibert, abbé de Solignac près de Limoges, qui fournit le contingent de moines. Les travaux de l'abbatiale vont commencer peu après, vers 850 environ.

Les rapports au sol de la surface consacrée militent pour un édifice de plan basilical dit paléochrétien, de structure légère à trois nefs. L'ouvrage actuel établi sur deux axes différents et réalisé sur deux campagnes distinctes devait donc respecter un volume semblable ce qui permettait au nouveau programme d'être raccordé provisoirement en cas de difficultés rencontrées dans la réalisation nouvelle. C'est probablement l'axe et le volume de la nef actuelle qui représentent l'ouvrage antérieur, chevet et transept furent entrepris hors œuvre. L'abbatiale carolingienne à trois nefs devait compter 30 à 35m de long sur 18 à 20m de large et nous savons qu'elle était flanquée d'un cloître où des travaux importants furent réalisés en 970, une décoration nous dit la chronique sans plus de précision.

C'est le temps des premiers pèlerinages vers la Galice et si la Chaussée d'Agrippa, Clermont Ferrand/Limoges amène dans cette dernière cité des voyageurs venant du Bassin Rhodanien, d'autres choisiront une voie oblique qui, par la vallée de la Dordogne les mènera vers Conques et Toulouse et, pour eux, Beaulieu est un point de ralliement après la difficile traversée du Massif Central. Ces premiers pèlerins représentent une charge imprévue pour les abbayes qui doivent improviser. Le cloître prend des allures de cour d'hostellerie et c'est cette contrainte nouvelle qui justifie l'établissement d'une galerie supérieure qui fera office de dortoir. Nous sommes alors bien loin du jardin réservé des moines. Au début du XI°s. cette mutation met bon nombre d'abbayes en difficultés financières mais c'est surtout l'éthique religieuse qui va le plus souffrir. Cette fonction d'accueil perturbe les moines venus là pour trouver l'isolement et la charge des pèlerins pousse la communauté à s'investir dans un financement, compromission diabolique pour un religieux orthodoxe. Les moyens nécessaires viendront de dotations faites par la noblesse et c'est la maison de Comborn qui prend ainsi le contrôle de l'abbaye. En 1031, le concile de Limoges impose l'abbé Frodin, que nous dirons orthodoxe, mais le retour en arrière est impossible et le nouvel abbé doit abandonner sa fonction au profit d'un ecclésiastique d'origine noble, Hugues de Châteauneuf C'est ce dernier qui, en 1076, propose de confier Baulieu à l'ordre de Cluny alors dirigé par l'illustre Saint Hugues.

L'arrivée des réformateurs sera discrète mais, en 1095, les moines de Cluny sont aux commandes et la formule qu'ils appliquent est simple; les abbayes doivent fonctionner sur deux niveaux distincts: le prieur va gérer la ferveur des moines les plus rigoureux et l'abbé veillera à l'intendance en s'engageant dans la vie du siècle, mais Cluny fera plus que cela puisque cette modeste fondation va bientôt dominer la chrétienté occidentale et s'investir dans le gouvernement des monarchies.

L'ABBATIALE

L'ouvrage actuel fut réalisé en deux campagnes distinctes, d'abord le chevet et le transept, ensuite la nef. L'ensemble est du Xïï°s. mais comme dans la plupart des cas, les dates sont incertaines. Pour Lefèbre Pontalis, qui jugeait l'architecture du Limousin particulièrement tardive, l'abbatiale de Beaulieu date des années 1140/1200. Par contre, un historien local, Albert de la Borderie, la juge plus précoce et lui attribue les dates de 1100/1140. Tous deux avaient de bons arguments, du moins le pensaient-ils, nous allons donc mener notre investigation sur un plan strictement architectural et architectonique en nous référant aux ouvrages contemporains pris dans un contexte large puisque ce sont les Clunisiens qui gèrent le chantier.

Saint Hugues, abbé de Cluny, fut un habile diplomate dont les ambitions étaient grandes. Désireux de donner aux Bénédictins Français une stature Européenne, il acquit de très nombreuses fondations mais n'eut pas toujours les moyens de les organiser en profondeur. « Qui trop embrasse mal étreint » nous dit le dicton et si l'abbé eut à sa disposition un bâtisseur de génie, le maître de Cluny, il ne se soucia pas outre mesure de former une école d'architecture. Ainsi les procédés remarquables mis au point sur les parties orientales de Cluny III, vont se perdre dès la disparition du maître, et les grandes répliques qui vont suivre : Autun, Beaune et Langres, entreprises après 1130, reprendront les formes mais en négligeant la rigueur technique. Ces ouvrages n'étaient pas viables et seront sauvés par des arcs boutants.

Ainsi, vers 1100/1110, les bâtisseurs de l'ordre qui arrivent sur les bords de la Dordogne ont le souci du bel ouvrage mais pas de programme précis, ils vont donc s'inspirer des réalisations locales. Le plan choisi pour le chevet est à trois chapelles rayonnantes et déambulatoire mais l'hémicycle est sur axe ce qui n'est pas fréquent, seule l'abbatiale voisine du Dorat reprendra cette disposition et nous savons que cette église fut entreprise vers 1013/1015 mais avec des travées rayonnantes alternées. Si Beaulieu fut pris pour modèle, son plan au sol doit dater des années 1105/1110. Pourquoi ce choix sur axe? Le premier projet de Saint Léonard de Noblat fut le même mais afin de respecter la vieille abside ce qui n'était pas le cas à Beaulieu où le constructeur avait la liberté du choix. La contingence est donc autre. Nous voyons l'hémicycle sur quatre belles colonnes cannelées, sans doute des fûts de récupération antiques, mais elles sont au nombre de quatre et non de six comme il conviendrait pour un plan avec partie droite. Nous savons que ces colonnes étaient chargées de ferveur et ce fut sans doute la raison du choix.

Les trois chapelles rayonnantes sont de grande taille et d'excellente facture avec des fenêtres en plein cintre moulurées en interne et en externe. Elles sont séparées par des contreforts médians garnis d'une colonne engagée. Si le choix du plan s'est fait en 1105 avec l'établissement simultané du chevet et des chapelles orientées ainsi que du transept, l'élévation des chapelles commence vers 1115/1120 et le constructeur avait, dès cette époque, de bons modèles dans les provinces de l'Ouest. Les chapelles rayonnantes de Saint Hilaire de Poitiers sont très proches mais avec une mouluration supplémentaire flanquant le contrefort.

Enfin, les chapelles externes de Beaulieu n'ont pas de fenêtre face à leurs voisines flanquant le transept. Inutile puisque l'éclairement sera masqué a du penser le constructeur et cette remarque confirme que l'ensemble du chevet et du transept se sont élevés de concert.

Le découpage rayonnant est régulier. Nous trouvons là quatre colonnes, cinq travées rayonnantes, trois pour les chapelles et deux pour les travées intermédiaires et le tracé est conforme au centre de l'hémicycle. En élévation, les arcs du sanctuaire sont de grande portée et les tailloirs des chapiteaux récupérés plutôt modestes ainsi les piles portant les arcs sont graciles et la réaction interne engendrée par les doubleaux rayonnants n'a pas de compensation. Le problème apparut dans le courant du siècle et les colonnes commencèrent à se déverser vers l'intérieur; c'est aussi le mal de Saint Léonard de Noblat qui frappa également d'autres beaux chevets comme celui de Saint Sernin de Toulouse. A Beaulieu, le traitement sera subtil et efficace, le constructeur établit des arcs brisés en sous œuvre reconstituant ainsi une demi couronne en compression qui va naturellement absorber les réactions concentriques. Nous voyons aujourd'hui les anciens claveaux légèrement entaillés afin d'assurer l'installation des nouveaux. Le déambulatoire reçoit, lui, des voûtes d'arêtes structurées de doubleau. C'est un travail rationnel et de qualité

Cet hémicycle régulier sera prolongé d'une partie droite et les piles qui assurent la liaison sont puissantes, leur section forme une croix flanquée de quatre colonnes engagées, enfin, les quatre piles de la croisée sont de même dessin mais sur un cercle d'inscription plus grand et les angles sont garnis d'un saillant. Sur ces bases, les quatre arcs de croisée sont de profil brisé à double rouleau. Les croisillons sont débordants avec, nous l'avons dit, deux chapelles orientées implantées dès le commencement des travaux. Nous trouvons également deux escaliers à vis installés dans des volumes de maçonnerie situés entre le déambulatoire et les chapelles.

Ces travaux portant sur les parties basses commencés avant 1110 sont achevés vers 1125. Viennent ensuite les voûtes de l'abside, de la partie droite du chevet, des croisillons ainsi qu'une coupole sur trompes réduites établie sur la croisée. Ces travaux s'achèvent vers 1135 mais il n'est pas certain que le voûtement de l'hémicycle que nous voyons actuellement soit de cette primitive campagne, les difficultés engendrées par les colonnes en sont peut être la cause, cependant une autre hypothèse peut être envisagée. La première voûte du sanctuaire comportait un cul de four aveugle, selon le principe provincial et ce n'est qu'après renforcement des arcades que la composition actuelle fut réalisée.

Le mur extérieur du déambulatoire sera également surélevé. Les reprises sont toujours visibles et un demi berceau de contrebutement permettra une couverture en lauzes. La fausse tribune ainsi réalisée ouvre sur le sanctuaire par cinq petites baies géminées et le cul de four établi sur ces bases vient s'aligner sur le berceau de la partie droite. Un puissant doubleau de profil brisé sépare les deux éléments de voûte Enfin, selon une coutume qui se répand en Limousin, vers le milieu du XII°s., de petites fenêtres plongeantes sont percées à la base du cul de four. Cet aménagement des parties hautes des sanctuaires seraient, nous l'avons dit, réalisées après renfort des arcades, soit vers 1150/1155 en un temps où les travaux sont activement menés sur la nef.

LA NEF DE BEAULIEU

En ce milieu du XH°s. les Clunisiens sont encore marqués par l'accident survenu à la grande nef de Cluny III et leur intérêt se porte sur d'autres programmes bourguignons, notamment celui mis au point dans le diocèse d'Avallon où des compositions de taille moyenne donnent toute satisfaction, comme à la cathédrale Saint Lazare, cependant beaucoup de ces édifices sont encore en chantier et c'est le traitement des bas côtés qui sera retenu.

Le plan choisi est classique. Il comporte trois vaisseaux et le découpage de la nef donne des travées centrales proches du carré, ce qui conviendrait très bien aux voûtes d'arêtes surhaussées alors exploitées en Bourgogne du Nord. Les bas côtés, eux, sont proches du rapport de un sur deux. Les piles sont à structure en croix avec quatre colonnes engagées (parti clunisien) et portent des archivoltes à double rouleau bien caractérisées. Sur le bas côté, les travées qui sont structurées de puissants doubleaux également à double rouleau reçoivent des voûtes d'arêtes dont le profil est fortement bombé dans le plan longitudinal. Par contre, à l'extérieur nous ne trouvons pas les puissants contreforts spécifiques à l'École d'Avallon, l'épaulement est confié à un léger contrefort flanqué d'une colonne engagée

Sur le grand vaisseau, le constructeur de Beaulieu adopte le berceau brisé bien implanté dans la province ce qui le prive du niveau de fenêtres hautes mais lui permettra un comble à simple rampant. Bien que cloisonnée de puissants doubleaux à double rouleaux, cette voûte est dépourvue d'épaulement, la résultante externe passe au dessus du volume des maçonneries latérales mais cette option est réfléchie puisque la tenue de la grande voûte sera confiée à des demi berceaux de contrebutement. La composition dégage une fausse tribune de grande taille qui ouvre sur la nef par de petites baies géminées. Ce choix met la nef en harmonie avec la partie droite de l'abside. L'ouvrage se prolonge sur quatre travées de taille semblable.

Dans cette nef où tous les arcs sont de profil brisé, on accède par un superbe porche établi au sud de la troisième travée et dont les arcs sont en plein cintre. S'agit-il d'un ouvrage antérieur intégré dans la nouvelle œuvre? Un léger désaxement le laisse supposer.

La nef de Beaulieu doit être achevée avant la fin du siècle, soit vers 1175/1180 et parmi les travaux réalisés ultérieurement, nous trouvons un lanternon polygonal établi hors axe et coiffant la coupole de la croisée ainsi qu'un clocher édifié contre la façade occidentale, sans doute reprise à cette occasion.


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L'ouvrage est réalisé sur deux axes différents (A,B) ce qui suggère deux campagnes distinctes. Le chevet (C ) avec trois chapelles rayonnantes (D,E,F) un déambulatoire (G) et quatre colonnes de récupération autour du sanctuaire (H) constituent un ensemble régulièrement rayonnant. Le sanctuaire (J) reçoit un cul de four clôturé d'un berceau brisé (K) suit une travée droite (L) avec voûte d'arêtes (M) et berceau brisé (N). Le transept débordant comporte deux chapelles orientées (P) et deux escaliers à vis (Q). La croisée est coiffée d'une coupole sur trompe réduite (R). Cette première campagne couvre également la première travée avec voûte d'arêtes (S) sur les bas côtés et berceau brisé sur la nef (T). Période probable 1110/1150. La nef serai prolongée de trois travées identiques intégrant un porche antérieur (U). Achèvement vers 1180


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Toujours selon la règle des trois vaisseaux voûtés sous un même comble, voyons l'opposition Aubazines/Beaulieu. La première est l'œuvre des Cisterciens et la programmation de la nef se fit vers 1175. Ici le maître d'oeuvre abandonne le berceau perpendiculaire sur le bas côté (A). La différence des arcs (B,C) et la volonté d'aligner les tailloirs (D) imposent une hauteur (E) proche de lm 50 et, là encore, le grand berceau brisé (F) avec doubleau (G) se trouve basé au sommet du bas côté (H) et la réaction (R) est mal absorbée. Les moyens de sauvegarde sont alors le muret ou le demi berceau de contrebutement dont l'inspiration semble venir de Beaulieu. Ici les options seront prises vers 1140. Le déambulatoire est de même disposition mais avec un pas de travée (J) plus important. Le traitement de la voûte (K) est celui que nous avons vu à Aubazines. Par contre, la base du grand berceau (L) avec doubleau (M) se trouve très au dessus des voûtes latérales ce qui impose un demi berceau de contrebutement (N) dégageant une fausse tribune (P).