Les monarchies

L’histoire de l’An 1000 a engendré passions et controverses.  Les grandes frayeurs  de ce temps, dont les premières relations ne sont pas antérieures à 1450, seront montées en épingle par Michelet, puis reprises  par des maîtres laïques et républicains davantage soucieux de bons arguments que d’analyse objective. Cette démarche nous a brossé un tableau bien sombre de cette période et ce fut la première vérité sur l’An 1000. Pour ne pas chasser une image chargée de passion par une autre de même nature, dans ce domaine où les textes sont insuffisants en nombre et dépourvus de rigueur, nous aurons recours à toutes les formes d’analyse susceptibles de nous  éclairer sur le sujet.

La vie des sociétés connaît des évolutions continues, en récession comme en développement, et toute période nécessite une analyse dans le temps. Nous placerons donc le siècle de l’An 1000, soit la période de 950/1050, dans la continuité historique. Je dirai que l’Histoire se déroule tel un film en projection et les analyses qui privilégient un fait particulier auquel de nombreuses chroniques ont donné de l’importance ne vaut guère mieux que l’observation attentive d’une image sur la pellicule. Pour éviter cet écueil nous allons, comme de coutume, distinguer l’Histoire selon les textes d’un abord beaucoup plus large intégrant les disciplines les plus diverses tels l’archéologie, l’urbanisme et la socio économie historique, elle-même servie par l’archéologie du paysage rural et urbain cher à R. Chevallier.

Noblesse et dynastie

Si notre pays s’appelle la France, le nombre de ses habitants que l’on peut qualifier de Francs n’a jamais dépassé 20% de la population, notre nation est donc le fruit d’une conquête qui a finalement bien réussie. Avec les premiers de la lignée carolingienne, la monarchie s’appuie sur une force armée traditionnellement franque. Au centre du système, un riche propriétaire terrien dont les mérites sont reconnus par les maîtres de ferme (les Cavaliers) de sa région, qui va, pour une raison bien précise et reconnue d’intérêts, rassembler une troupe et l’amener au service du roi. Chaque cavalier fournit ainsi deux à trois combattants montés et une petite douzaine d’hommes à pied, l’ensemble constitue une lance en référence à l’arme traditionnelle du chef de groupe. Mais ces engagements volontaires et limités dans le temps et l’espace seront essentiellement consacrés au service des intérêts de la nation franque et rien de plus, ainsi nous voyons que les conquêtes impériales de Charlemagne vont rompre à la fois la règle et le système.

Cette articulation militaire engendre naturellement une certaine noblesse rurale et, selon la coutume, l’homme ainsi distingué (le leude) reçoit une charge et un objectif limités. Si la réussite lui confère des honneurs, cela doit disparaître avec lui afin d’éviter les risques inhérents aux transmissions héréditaires. Il y a là un concept assez proche de la démocratie qui évite l’émergence d’une dynastie locale avec le risque d’un personnage médiocre aux responsabilités. Certes la monarchie au sommet de la pyramide est héréditaire afin d’acquérir une certaine stabilité mais le roi qui ne dispose pas de forces personnelles  est finalement plus dépendant que maître de la Nation. Nous avons donc avec les leudes une noblesse terrienne au mérite qui se distingue radicalement d’une autre que nous dirons d’emprise.

En tout lieux où le système franc ne s’applique pas, le Seigneur est un aventurier en armes qui s’est institué protecteur d’une communauté rurale ou urbaine puis s’est installé sur une position forte ou dans un réduit fortifié. Utile à certaines heures difficiles, ce noble devient parasite entre temps et pour subvenir à des besoins sans cesse croissants, il dresse des péages aux points stratégiques ou exige des subsides de la localité qui l’abrite. Ces lieux d’emprise établis en domaine rural sont pour la plupart issus des burguis du Bas-Empire. Le site se maintiendra  sur la période historique et nous donnera finalement les châteaux forts du Moyen Age. Le système est facteur d’instabilité avec des impacts divers sur les populations environnantes. Certes, parmi ces protecteurs, quelques uns préservent et aident même au développement des villages qui les font vivre mais la majorité d’entre eux se révèle suffisante et dispendieuse et le poids qu’ils font peser sur la population est excessif. A l’origine, ils sont tous indépendants les uns des autres, se jalousent et parfois croisent le fer pour quelques avantages, il n’est donc pas question de féodalité, ceci viendra ultérieurement avec une organisation pyramidale de la caste.

Les plus néfastes de ces Seigneurs d’emprise sont ceux installés sur les cheminements économiques et sur les bords des fleuves. Là, ils peuvent rançonner la navigation ainsi que le transit empruntant la voie sur berge. Ce fut notamment le cas en Val de Loire où les plus grands Seigneurs finiront par contrôler un ensemble territoriale que l’Histoire connaît sous le nom de Neustrie. Ils vont donc s’opposer aux Francs  et tenter d’infiltrer la cour royale, non pour servir la Nation mais pour en tirer parti. Aux temps dits mérovingiens, ils vont parfois s’imposer avec des monarques sans caractère mais certains rois, tel Dagobert 1er, rétablira énergiquement la situation au profit de la nation franque. Cependant, l’infiltration venue de Neustrie reprend et c’est à la bataille de Tertri (ou Testry), en Picardie, gagnée par Pépin d’Héristal en 687, que les Francs retrouvent des maîtres à leur convenance. Ils préserveront leurs avantages en instaurant la charge de Maire du Palais et ces détenteurs seront à l’origine d’une nouvelle dynastie: les Carolingiens.

Les Carolingiens

Dès son accession aux responsabilités, la famille d’Héristal réorganise l’état Franc et  surtout ses forces militaires selon les traditions ancestrales. Le roi reçoit à sa table pour de plantureux festins les leudes les plus motivés, à charge pour eux d’armer et d’entraîner chacun une douzaine de lances et plus. La  tâche était urgente, les Musulmans ont occupé Narbonne et saccagent les terres du Languedoc ainsi que la vallée du Rhône, en 725.  En 732, une force importante franchit les Pyrénées et remonte vers Tours. Charles Martel qui dispose maintenant d’une force militaire cohérente et déterminée les aborde au nord de Poitiers, à Moussais, et les écrase à leur réveil avant de poursuivre les survivants jusqu’à la Garonne. Les Aquitains n’ont rien fait pour s’opposer à cette incursion et le paieront cher dans un avenir proche. Cependant, les Infidèles occupent  toujours Narbonne et une partie du Languedoc méditerranéen. En 733, ils menacent Arles. Charles Martel, sûr de ses forces, engage une nouvelle campagne et repousse violemment les Musulmans jusqu’aux portes de Narbonne. En 735, et dans les années qui suivent, il ravage les possessions des nobles de Provence qui avaient trahi la chrétienté en négociant l’installation des Musulmans en Camargue.

Charles Martel meurt en 741 et c’est Pépin le Bref qui reprend le combat contre les envahisseurs mais, après chaque campagne victorieuse menée à la belle saison, les Francs laissent la garde du pays à des contingents languedociens qui refusent le combat et les Musulmans réoccupent les positions perdues. Pour obtenir des résultats décisifs, il faut libérer Narbonne. En  752, Pépin le Bref assiège la ville et bat une armée de secours sur les rives de la Barre. En 759, Narbonne tombe avec l’aide des habitants qui ouvrent les portes aux Francs. Dans toutes ces campagnes, la noblesse d’emprise très majoritaire dans le pays n‘a rien fait et l’essentiel des actions fut mené chaque année par 4/6.000 volontaires francs venus du nord de la Seine.

En 754, puis en 756, les domaines pontificaux sont toujours sous la pression des Lombards et le pape demande l’intervention des Francs. Pépin le Bref va mener deux courtes campagnes au-delà des Alpes

marquant ainsi son peu d’intérêt pour les actions lointaines et son attachement aux frontières du royaume de Clovis. De 761 à 768,  il revient en Aquitaine et saccage tous les domaines nobles du pays afin de faire payer à cette caste ses lâchetés et ses compromissions face à l’Infidèle. Mais le roi est épuisé. Il revient en son palais de Clichy, Clippiacum, très malade et la reine, Bertrade, le fait transporter à Saint-Denis où il meut quelques semaines plus tard.

Charlemagne

Au conciliabule de Saint-Denis, la reine Bertrade impose le partage du royaume entre ses deux fils et le découpage inspiré par l’Eglise est aberrant. Carloman, le plus docile, reçoit la meilleure part afin qu’il puisse intervenir en Italie contre les Lombards qui menacent toujours Rome. Charles, jugé fantasque et débauché,  mais qui a la totale confiance de l’armée, reçoit les zones frontalières qu’il doit garder. Les auteurs de ce partage négligent l’essentiel: chez les Francs, c’est le chef de guerre qui est roi et non le roi qui est chef de guerre. Dès cet instant, le sort de Carloman est scellé.

Ensuite, les craintes de la reine mère Bertrade vont se confirmer. Charles devenu roi mène une vie dissolue, il lui faudrait une épouse franque de bonne éducation qui saurait gérer sa maison et former ses enfants à leur futur métier de prince et de roi, mais Charles qui dévore la vie à belles dents prend d’innombrables maîtresses et c’est parmi elles qu’il choisira la plupart de ses épouses, sept ou huit si l’on compte les mariages à la mode germanique que l’Eglise ne reconnaît pas. Ainsi le roi aura une multitude d’enfants et se révélera un bon père. Il aime voir courir ses bambins dans les pièces de ses palais mais les dissensions entre les héritiers de second rang vont empoisonner la fin de l’empire.

Cinq années après son accession au pouvoir, en 773, le roi entreprend une nouvelle campagne en Italie destinée à dégager les Etats pontificaux de l’emprise lombarde. Les armées  franques franchissent les Alpes et assiègent le roi Didier dans sa capitale de Pavie, mais la ville se défend énergiquement et l’armée franque, excellente en bataille sur terrain découvert, est mal préparée pour un long siège Les mois passent  et les autres cités du Nord s’inquiètent. Pour ne pas avoir une véritable ligue contre lui, Charles descend à Rome et demande au pape d’imposer neutralité aux évêques du Nord qui sont les vrais maîtres des cités. Ce sera fait. La ville de Pavie ne sera pas secourue.

En Italie, le roi découvre un monde qu’il ignorait totalement. A Rome, il est ovationné par la foule et en tire grande satisfaction mais il ignore que c’est une coutume. Il découvre également les ruines grandioses de l’Empire romain et se verrait bien tel un César. Son comportement va changer.

Pavie tombe en 774 et c’est la première fois que les cavaliers francs passent deux années hors de chez eux. Didier et les siens seront ramenés en France et emprisonnés à l’abbaye de Corbie. De retour sur ses terres, Charlemagne qui ne peut oublier l’Italie se fait lire l’histoire de Rome, mais les ecclésiastiques qui l’enseignent ne lui vantent pas les mérites de César et d’Auguste mais ceux des empereurs chrétiens du Bas-Empire, et c’est Constantin qui sera, semble-t-il, le modèle apprécié par le futur empereur.

La grande affaire du règne sera la conquête de la Germanie. Les  champs Décumates  étaient déjà terres royales comme la Thuringe sauvagement conquise par Dagobert 1er afin de permettre le passage des Franconiens partis à la recherche de terres nouvelles. Ce fut le début de la marche historique vers l’est. Ainsi, en 772, la situation était stabilisée outre Rhin et le désordre viendra de Saint-Boniface. Ce moine sectaire  qui voulut d’abord réformer les évêchés français en faisant cesser toute collusion entre les prélats et la bourgeoisie connut là un échec cuisant. Alors, l’Eglise qui comprend son côté perturbateur l’envoie évangéliser la Germanie, pensant qu’il s’y perdra. Il obtient pourtant quelques résultats mais s’intéresse essentiellement aux petites gens et néglige les nobles et les notables qui jugent son action subversive. Des groupes armés brûlent les installations religieuses et massacrent ou chassent les moines. C’est pour soutenir cette action bien mal engagée que Charlemagne va guerroyer plus de vingt cinq ans au-delà du Rhin. 

Lorsque le roi arrive en Thuringe, à la tête de ses troupes, des Bénédictins sont naturellement présents dans sa suite et la noblesse de Germanie qui voit là un danger majeur va se battre avec acharnement. Charles entreprend cette nouvelle guerre avec l’armée franque traditionnelle mais celle-ci ne comprend toujours pas l’intérêt de ces engagements lointains et surtout permanents et sa participation sera sans conviction. Le roi doit mobiliser des contingents. Pour cela il nomme des comtes dans les villes métropoles et demande à ses fonctionnaires de lui fournir des recrues. Il aimerait les équiper « à la romaine » mais n’y parviendra pas complètement, par contre, il rassemble ses nouveaux combattants en grosses unités à l’image des centuries romaines et, dans ces opérations, applique une nouvelle tactique où l’infanterie et la cavalerie vont agir distinctement; c’est une première depuis la fin de l’armée romaine.

Ces contingents mobilisés n’ont pas grande combativité et la guerre s’éternise. Chaque année il faut appeler de nouveaux contingents pour remplacer ceux dont le service est arrivé à terme ainsi que les pertes. Cette guerre va « consommer » plus de 100.000 hommes en vingt cinq ans. La charge est énorme pour la société occidentale mais l’économie devenue prospère grâce à la nouvelle monnaie d’argent et à la stabilité politique supportera cette charge.

Ce sont les Bénédictins qui vont tirer le meilleur profit de cette conquête. Oubliant les erreurs de Saint-Boniface, ils vont convertir seigneurs et notables sachant que le peuple suivra nécessairement et l’aristocratie germanique qui voit là un nouveau moyen de gouverner se convertit sans grande difficulté. Sur le siècle qui suit, les peuples d’Outre Rhin vont connaître une nouvelle articulation sociale et un notable développement.

En 800, la guerre de Germanie est pratiquement achevée et Charlemagne dispose d’un empire et lorsque le pape lui confère la couronne il n’en tire guère de profits politiques. Jusqu’alors, il avait mené ses actions en toute liberté et acquis des terres au nom de la monarchie franque. Avec cette nouvelle couronne impériale, il est devenu le vassal du Saint-Siège et c’est au nom de la chrétienté qu’il gouverne et combat.

Charlemagne qui se soucie peu de l’avenir s’est persuadé qu’il peut reconstituer un empire centralisé à la romaine et son grand projet est de construire une nouvelle capitale mieux centrée sur ses nouveaux et vastes domaines. Il choisit une ancienne ville d’eau antique  : Aix et entreprend d’y construire un énorme palais qui doit également servir de centre de gouvernement. Il mènera encore deux campagnes militaires en Espagne, en 809 et 811, mais il espère que ses successeurs pourront gouverner non par la force, mais à l’aide d’une administration puissante et disciplinée installée dans la nouvelle capitale qu’il a construite. C’est un leurre. La société occidentale n’est pas prête pour cette mutation. D’autre part, au sein de l’Eglise, les évêchés et l’ordre Bénédictin, ne sont guère favorables à la naissance d’une grande administration civile qui pourrait contrecarrer leurs projets.

A la mort de Charlemagne

En 814, l’Occident est pacifié et l’économie est devenue prospère. Tout semble pour le mieux dans le meilleur des mondes, cependant il n’en est rien. L’Empereur lègue à ses successeurs un état apparemment fort mais les vers sont déjà dans le fruit. Il y a les Comtes, ces hauts fonctionnaires sans avoir qui vont tout faire pour se hisser au rang de la noblesse, leur premier souci étant de rendre leur charge héréditaire et d’acquérir un patrimoine, et ce sont leurs héritiers qui seront à l’origine de la grande noblesse. Il y a également les soldats de métier, ceux au service de l’empereur ainsi que les milices régionales organisées par les Comtes. Cela fait plus de 60.000 hommes dont 25 à 30.000 stationnés en Germanie. C’est une force devenue permanente qu’il faut sans cesse renouveler et qui se maintiendra même si la situation ne le justifie plus. Avec la crise de régime qui va suivre, leur solde ne sera pas régulièrement versée et ils prélèveront directement leur dû sur le pays où ils résident. Au fil du temps, ces hommes s’apparentent davantage à des fonctionnaires en uniforme qu’à des guerriers valeureux et entendent vivre de leur état avec le minimum de risques. Ce phénomène sera parfaitement illustré avec l’armée amenée par Charles le Gros pour secourir Paris assiégé. Il est de coutume d’accuser l’Empereur mais ce dernier savait fort bien ce qu’il pouvait demander à ses soldats et les risques encourus à dépasser ce seuil. Il y a enfin les fonctionnaires d’empire installés au palais qui vont intriguer à outrance, former des clans et dresser les princes les uns contre les autres. Faibles certes, mais aussi manipulés, les fils de Louis vont intriguer et ruiner la politique de leur père.

La ruine de l'empire

Louis le Pieux qui succède à son père est faible mais présomptueux. Chez lui, de violentes colères succèdent aux longue périodes de laisser faire et ses enfants qui semblent avoir hérité seulement de l’orgueil paternel vont se révéler indignes. Eduqués par des précepteurs au sein du palais, ils seront la proie des clans qui se sont formés à l’intérieur de l’administration impériale et verront leur suffisance naturelle adroitement cultivée. En 817, peu après son  accession au trône, Louis le Pieux partage l’Empire au profit de ses trois fils, et les jeunes princes à peine sortis de l’emprise des clans du Palais se verront flattés par la noblesse de leurs états. L’éclatement de l’Empire est déjà acquis et pour tendre davantage la situation l’Empereur aura un quatrième enfant, Charles dit le Chauve, qui va, lui aussi, revendiquer sa part . Les trois aînés iront jusqu’à emprisonner leur père, puis le relâcheront, pour éviter de s’entretuer aux portes du palais.

Louis le Pieux meurt en 840 et le 25 juin 841, les deux frères qui n’ont qu’une couronne royale engagent la bataille de Fontanet contre Lothaire, détenteur de la couronne impériale. Les morts seront nombreux mais les trois protagonistes survivent et les problèmes demeurent. Au serment de Strasbourg, Charles le Chauve et Louis le Germanique scellent leur union contre Lothaire qui veut les diviser et le traité de Verdun  imposé par l’Eglise, pour que les affrontements cessent, va définitivement démembrer l’Empire en trois parties. La France, accordée à Charles le Chauve, acquiert ainsi des frontières qui seront celles du Moyen Age, tandis que les terres d’Outre Rhin cédées à Louis dit le Germanique seront à l’origine du Saint Empire, enfin le domaine laissé à Lothaire, détenteur de la couronne impériale, constitue une bande allant de la Flandre à la Provence, plus l’Italie. Ce royaume du milieu sera le sujet de nombreux conflits à venir.

L'armée de métier

Depuis 830, les Scandinaves ont commencé à piller les côtes septentrionales et la déchirure de 841 va les inciter à multiplier leurs actions et c’est face à ces attaques venues de l’extérieur, que le grand désordre engendré par la chute de l’Empire va se révéler. L’Occident qui a totalement confié sa défense à une armée de métier va connaître des heures difficiles. Ses troupes, majoritairement composées d’individus naguère mal intégrés dans la société civile, ont choisi l’uniforme pour faire carrière. Ils entendent vivre de ce métier sans courir de risques excessifs. Ils ont donné satisfaction sur les frontières d’empire tant que la solde était régulièrement payée et que les adversaires ne se montraient pas trop  virulents. Ensuite, avec les troubles de succession ils apprennent à vivre sur le terrain, violents à l’encontre des civils qui refusent de leur payer tribut, mais toujours aussi peu motivés dans les engagements militaires.

Les hommes qui se sont battus à Fontanet  étaient d’une toute autre trempe; il y avait là des cavaliers francs qui  se battaient pour Charles le Chauve  mais surtout pour un royaume retrouvé. De leur côté, les cavaliers germaniques s’engagent  pour servir le roi mais surtout pour conforter leur état  qui vient de naître du démembrement. Tous étaient accompagnés de fantassins volontaires. Face à eux, Lothaire était le seul à aligner ses gardes du palais et des soldats de métier recrutés sur son domaine, naturellement il sera battu.

Face aux incursions normandes qui se multiplient, cette armée de métier sera tout aussi décevante. Les garnisons du littoral tiennent les fortins construits à leur usage  mais c’est davantage pour se protéger que pour intercepter les envahisseurs et leur passivité laisse toute latitude aux Scandinaves  pour des pénétrations de plus en plus profondes. Le gros des troupes dont dispose Charles le Chauve sera déployé au confluent de la Seine et de l’Oise afin d’empêcher les drakkars de remonter jusqu’à Compiègne où le roi réalise l’œuvre de son règne, un superbe palais réplique de celui d’Aix la Chapelle où il avait passé sa jeunesse.

Soldats de métier ou conscrits préalablement formés, constituent plus un choix de société qu’une option purement militaire. Le sujet fut traité par Charles de Gaulle dans les années trente et ses propositions d’une force mécanisée servie par des hommes de métier reçut un accueil favorable dans une certaine classe politique, bien consciente que la nation ne supporterait plus une guerre même victorieuse payée de 1.500.000 morts. D’autre part, le spectre de la Révolution Bolchevique venait renforcer leur conviction. Au service de sa cause, l’auteur de « Vers l’Armée de Métier » sut choisir dans la période historique les exemples les plus probants et négligea, bien entendu, les expériences décevantes, voire tragiques comme celles du bas Empire romain et de la fin de l’Empire Carolingien.

La couronne de France

Quand mourut Charles le Chauve, en  877,  le royaume franc avait retrouvé et préservé ses frontières, exception faite des terres du Nord mais ses héritiers seront particulièrement décevants face aux actions scandinaves. Son fils, Louis II et ses petits fils Louis III et Carloman, seront insignifiants et se consacreront exclusivement à la défense du palais de Compiègne. A la mort de Carloman, survenue en 884, la monarchie a perdu tout contrôle sur la société occidentale. Faute de descendants en âge de régner, et par le jeu pervers des successions, la couronne de France échoue à Charles le Gros roi de Germanie qui devient ainsi le dernier empereur carolingien. Selon les textes, il a rassemblé sous son sceptre  la totalité des terres d’empire mais le pouvoir lui échappe totalement. Sa sinistre prestation au siège de Paris où il paie les Normands pour qu’ils lèvent le camp et partent saccager la Bourgogne, lui vaudra d’être déchu de ses droits en 887. C’en est fini de la lignée carolingienne directe mais certains princes de second rang continueront d’embarrasser la scène politique et c’est surtout l’Eglise qui veut sacrer un monarque afin de garder quelque emprise sur la couronne tout en évitant qu’elle soit livrée à l’envie.    

Les années de 800 à 900

L’Histoire nous fut contée par dynasties et dans ce cadre convenu l’origine de la nouvelle monarchie se situe en 987 avec le sacre d’Hugues Capet  au château de Senlis mais la réalité nous semble plus subtile et la mutation se fit par étapes sur une période beaucoup plus longue, comme ce fut précédemment le cas entre Mérovingiens et Carolingiens. Sur cette période qui va de 880 à 900, le palais d’Aix la Chapelle qui devait permettre aux empereurs de régner sur l’Occident a perdu tout intérêt avec les partages successifs, son tenant est un empereur de pure forme mais les fonctionnaires y demeurent nombreux et des gardes bien payés le protègent encore. La ville et le palais sont attaqués en 883 par une bande de Scandinaves venus de Valcheren  qui a remonté la Meuse puis gagné Aix la Chapelle à pied. Combien sont-ils? 1.000 à 2.000 semble une estimation raisonnable.  Avec la fougue qui les caractérise, ils attaquent le palais dont les défenseurs se débandent  après un simulacre de résistance, ensuite et sans doute surpris de leur victoire, les assaillants pillent et brûlent ce vaste ensemble, seule la chapelle palatine entièrement voûtée résiste. Elle servira bientôt d’écuries pour les chevaux des cavaliers scandinaves.

Le palais de Compiègne subit le même sort. Au cours de l’été 885, le barrage et le fort de Pont de l’Arche, en amont de Rouen, tombent sous les assauts d’une puissante bande scandinave menée par Sigfred. Cette dernière remonte ensuite la Seine et met le siège devant Paris. Quelques années plus tard, probablement en 887, d’autres bandes de Scandinaves remontent la vallée de l’Oise et assaillent le château de Compiègne. Le mur de défense extérieur entrepris par Charles le Chauve, dès que les menaces se sont précisées, n’est pas totalement achevé. Les agresseurs pénètrent dans le palais sans rencontrer grande résistance puis le pillent et le brûlent également. C’en est fini de ces deux tours d’ivoire remplies de courtisans  et de fonctionnaires avec qui les empereurs espéraient gouverner l’Occident à la romaine.

Cette fin des services administratifs implique également la ruine des ateliers de frappe de monnaie qui s’y trouvaient. La disparition de ces lieux où l’on rassemblait le fruit des taxes et des impôts destinés à payer la solde régulière des dizaines de milliers de fonctionnaires et soldats portera un coup décisif au système mis en place par Charlemagne. Parmi ces gens personnifiant l’institution, certains vont quitter la scène de l’histoire et d’autres, tels les comtes implantés dans les villes vont tenter de se maintenir avec leur milice mais les vieilles cités du Bas Empire qui n’ont pas apprécié leur intrusion feront tout pour s’en débarrasser, seules quelques villes menacées par les Vikings préserveront cette structure comtale pour assurer leur défense, mais les campagnes environnantes sont toujours saccagées par les Vikings et des chefs de guerre, à la tête de cavaliers, se proposent  pour cette mission moyennant bonne rétribution, l’un deux, Robert le Fort, sera à l’origine de la nouvelle dynastie.

Les Robertiens

Cette nouvelle lignée qui va donner la dynastie capétienne commence modestement avec un commerçant boucher de Dreux, le sieur Capet. Vers 855, l’un de ses fils, Robert, choisit le métier des armes, achète une épée, un cheval et rejoint la cavalerie de Louis le Germanique, sans doute la force la plus apte à promouvoir des hommes de sa trempe. Vers 858, il apprend, par certains membres de sa famille, que la cité d’Angers récemment pillée par les Normands recherche de valeureux cavaliers pour défendre ses abords. Il invite quelques compagnons d’arme à le suivre, recrute d’autres volontaires en cours de route et, vers 859/860, propose les services de sa troupe à la ville d’Angers. Son offre est acceptée et ses qualités de chef lui permettent de renforcer ses effectifs qui atteignent 150/200 cavaliers. Ils vont assaillir les Normands partout où ils les trouvent et ces succès vont lui amener d’autres volontaires. Les actions d’éclat de cette force lui valent la gratitude des populations et son chef va figurer dans l’Histoire sous le nom de Robert le Fort, comte d’Angers. En 866, il trouve la mort à Brissarthe, dans un engagement mineur mais il a eu le temps de fonder une famille angevine.

Ses fils vont grandir dans la cité. Jeunes, ils assistent au siège de 873 où la ville sera dégagée par une action militaire  menée par Charles le Chauve. Devenus adultes, ils vont se séparer, l’un conservera le titre de comte d’Angers, le second, Eudes, qui suit les traces de son père, rassemble une force de cavaliers majoritairement venus du Val de Loire (Neustrie) et cherche une ville menacée désireuse de louer ses services. En 885, après la rupture du barrage de Pont de l’Arche, les Parisiens s’inquiètent. Ne pouvant plus compter sur les roitelets de Francie, Louis III et Carloman, ils font appel à la troupe menée par Eudes. Ce dernier accourt avec ses hommes, s’installe dans la ville, se proclame comte et organise la défense de la cité. Combien sont-ils? 50 à 100 cavaliers et 150/200 fantassins nous semble un chiffre raisonnable.

Cette force va s’installer dans ce qui fut la résidence du gouverneur romain, à l’emplacement du palais actuel. Que reste-t-il de cet enclos fortifié flanquant le palais du gouverneur, appuyé sur la muraille nord? Sans doute peu de choses. Fut-il rénové à l’époque carolingienne? c’est possible Le lieu est chargé d’histoire. C’est là que l’empereur Julien passa quelques mois et nous dit apprécier de ses fenêtres le paysage calme et majestueux. 

Le Roi Eudes

Les combattants amenés par Eudes pour défendre Paris, n’excèdent pas 300 hommes et c’est insuffisant pour les 1600m de courtines qui ceinturent la cité mais les murailles sont puissantes et l’îlot aval, débarcadère des bateliers, qui pourrait servir de base d’assaut aux Vikings a été doté d’une redoute de terre et de bois. Cette protection avancée renforce la puissante tour carrée coiffant l’ancienne porte d’eau  du Bas Empire. Ce système défensif va remplir son office puisque l’essentiel des actions scandinaves se porteront sur les ponts également bien protégés par deux portes, l’une sur la muraille, l’autre sur le môle côté terre. De surcroît, ces ponts bardés de pieux enfoncés entre les piles interdisent aux drakkars d’accéder à la Seine, en amont et les Nautes, qui ont placé quelques embarcations de ce côté pourront un certain  temps, alimenter la ville.

Les compagnons d’Eudes ont armé et entraîné des Parisiens au combat sur courtines et la ville se défend bien. Cependant, en amont, les Bourguignons qui furent longtemps protégés des incursions scandinaves par le barrage de Pont de l’Arche et Paris commencent à s’inquiéter. Si les assaillants lassés de la résistance des Parisiens  décident de transporter leurs bateaux en amont de Paris, la riche Bourgogne sera saccagée à son tour. Après maints conciliabules, nobles et évêques de la région et de Lotharingie, vont sommer le nouvel empereur, Charles le Gros, d’intervenir. Vexé de cette mise en demeure, il rejoint Paris avec une armée, prend position autour de la butte Montmartre mais n’intervient pas. Il prend contact avec les assiégeants et achète leur départ  tout en leur conseillant d’aller saccager la Bourgogne qui vient de l’offenser. Cette ignominie lui vaudra la destitution en 887 et la Francie n’a plus ni roi ni empereur, la couronne est à qui voudra bien la coiffer. Pour Eudes, et la centaine de nobliaux de Neustrie qui l’ont suivi dans cette aventure, c’est une aubaine inespérée. Leur chef se fait proclamer roi mais l’Eglise qui comprend toutes les implications de cette prise de pouvoir refuse de reconnaître ce monarque de circonstance.

Le désengagement des Francs

L’organisation militaire franque traditionnelle était issue de la conquête. Elle avait pour base des propriétaires terriens qui entraînaient en permanence un groupe d’hommes armés, la lance, puis se mettaient sous les ordres du plus illustre d’entre eux, le leude, un familier du roi qui répondra aux  appels du souverain. Elle sera mise en place sur la première moitié du VI° siècle et constituera une noblesse militaire tentée de préserver ses privilèges comme le feront les seigneurs du Moyen Age. La caste peut comporter de dix à vingt leudes rassemblant chacun 30 à 50 lances, ce qui offre un effectif disponible compris entre 5 et 10.000 combattants. Ils sont susceptibles d’être armés dans la journée et rassemblés dans la semaine. Ce système s’est toujours révélé excellent et l’armée prussienne à ses origines s’articulait de la même manière , les ducs et les comtes avaient pris le rôle des leudes avec titre de chefs de corps et les petits nobles, les junkers, constituaient les officiers d’encadrement. Cette noblesse militaire préservera  jalousement ses privilèges durant trois siècles.

Si cette aristocratie militaire franque, issue de la conquête sut préserver ses domaines et ses privilèges, parallèlement, les Francs vont croître et multiplier. Comme les bons domaines sont déjà acquis, les petits agriculteurs seront contraints de mettre en valeur des terrains gagnés par la futaie. Cependant, ces nouvelles implantations préserveront l’articulation rurale traditionnelle avec un village centré, des rues rayonnantes menant de la ferme aux champs et des bâtiments d’exploitation comprenant deux cours carrées sur parcellaires réguliers disposés le long des rues. Celles ci seront empierrées et réservées aux chariots mais des chemins de desserte, établis sur le revers, permettent de mener les bovidés aux pâturages.  Dans cette reconquête des terres abandonnées ou négligées depuis la crise du Bas Empire, les Francs issus de la conquête vont parfaitement s’intégrer aux populations autochtones d’origine gallo romaine ou belge, selon César, dont les us et coutumes agricoles sont identiques aux leurs. Les découvertes archéologiques de R. Agache montrent, sans équivoque, que les implantations rurales  de l’époque gauloise, en Picardie, avaient déjà pour principe le village centré sur le terroir avec cultures vertes de proximité et exploitation céréalière sur les plateaux. Cette bonne intégration des petits exploitants va confirmer davantage la rupture entre la majorité et l’aristocratie militaire issue de la conquête.

Comme nous l’avons vu, cette implantation rurale, dite franque, est infiniment plus rationnelle que la disposition dite celtique où chaque petite exploitation est installée au milieu de ses terres.  Le système franc permet une articulation sociale avec, à la tête du village, un groupe de dix maîtres de ferme. Il permet également une sélection des terres pour cultures vertes et cultures sèches et, enfin, au centre du village l’installation d’un artisanat lié à l’agglomération et que nous avons dit intégré. Grâce aux cultures céréalières et aux réserves alimentaires en grains, les risques de famine sont en partie écartés et les Francs connaissent une poussée démographique régulière qu’il faut absorber.

Après saturation des vallées, les agriculteurs iront défricher les plateaux et les premières fermes courageusement implantées par un Franc, donneront leur nom au village à venir. Du VIII° au XI° siècle, le phénomène est régulier sur le plateau du Santerre, en Picardie, où les villages en témoignent. Foucaucourt naquit de la ferme de Foulques, Herbécourt de la ferme d’Herbert et Maricourt de la ferme de Mari, et bien d’autres. Mais la fondation de ces nouveaux terroirs est une rude tâche et nombreux sont ceux qui préfèrent partir conquérir de nouveaux domaines. Les colonnes de chariots avec famille outillage et semences partiront et tenteront de s’implanter en de nouveaux lieux favorables et sans trop de heurts avec les populations locales. Les voies classiques mènent vers les côtes de l’Atlantique sur les chemins ouverts par Clovis ou descendent sur le Berri.

Vers 680, l’aristocratie militaire franque,  qui voit ses privilèges mis en cause par de nouveaux grands propriétaires, et qui a perdu toute influence à la cour royale, fait appel à Pépin d’Héristal venu de ses lointaines terres de la Meuse pour les fédérer et reprendre le contrôle de la situation politique et militaire, en Francie. Suivent  trois quarts de siècle où cette aristocratie militaire s’impose à nouveau et mène l’essentiel des campagnes derrière ces chefs de guerre, les Maires du Palais. En 770, l’armée franque traditionnelle est à nouveau à son zénith mais  Charlemagne dont les ambitions sont démesurées en rapport aux moyens que la caste militaire franque peut lui proposer, choisit de créer une armée de métier. Certes la société franque pourrait lui fournir les dizaines de milliers d’hommes demandés mais l’esprit et la forme de cette nouvelle armée ne lui plaisent pas, cependant le désengagement viendra du sommet. Les leudes se voient privés de leurs relations privilégiées avec le roi et, par conséquence, de leur influence politique comme ce fut le cas au temps de Pépin le Bref et de Charles Martel. Pour comble, Charles va instituer une nouvelle caste au service du pouvoir, les Comtes. Ce sont des fonctionnaires sans avoir dont les prérogatives deviendront considérables et qui feront tout pour acquérir un patrimoine. Leurs manières de faire se heurtent à celles de  la noblesse de terroir attachée à sa terre et pour qui tracer le premier sillon était un acte quasi religieux. Enfin, la caste des Comtes deviendra héréditaire et c’est une offense faite à la noblesse militaire franque.

La désaffection va ensuite faire son chemin. Les grands propriétaires qui n’avaient que leur statut de pourvoyeurs de troupes pour se distinguer dans une société franque en pleine mutation vont renoncer également. Chez eux, rigueur et tradition vont s’estomper rapidement, en deux ou trois générations. L’épée venant du père puis du grand père, toujours accrochée en bonne place dans la salle commune, n’est plus un signe de noblesse mais la relique d’un temps révolu. La stricte discipline familiale, imposée par le maître de maison pour répondre aux besoins de sa charge disparaît également, le domaine retrouve sa fonction essentiellement agricole et sera partagé entre les héritiers. Les grandes écuries pour les chevaux de monte et la salle de réunion « l’aula rustica » également emblème du rang militaire, disparaissent aussi  Enfin, chez le cavalier de base, où cette obligation de service coïncidait parfois malencontreusement avec les grands travaux des champs, le désengagement gagne aussi. Les jeunes cessent de rêver aux grandes chevauchées et la famille se fixe d’autres objectifs comme le développement de son domaine et la jouissance de ses biens.

Ce cadre militaire qui s’était maintenu durant trois siècles va se disloquer en deux générations.   Certes  les Francs ont préservé leur discipline et leurs qualités guerrières mais comment les éveiller et les exploiter sans motivation, sans encadrement. Certains cadets sans avoir venus des petites exploitations verront dans l’armée de métier un moyen de gagner de l’argent afin de s’installer sur leurs terres mais le soldat qui sert  pour la solde compte bien revenir pour profiter de son acquit et ce n’est que rarement le meilleur des combattants. Il faut servir par conviction patriotique et le bénéfice n’est pas toujours pécuniaire, le vieux guerrier qui conte et raconte ses exploits de jeunesse à l’ombres des arbres de la grand place aux enfants du village dont il voit briller les yeux en tire une intense satisfaction. En un temps pas si lointain, dans les villages de France, à la veille du 14 juillet, les enfants disaient « il y aura un gros gâteau au chocolat et les pères vont raconter Verdun et la bataille de la Marne » . La douzaine de noms gravée sur le monument aux morts n’était pas de nature à effacer la nostalgie de ces moments là. Il faut dire que les anciens avaient parfois fait leur première classe dans les bataillons scolaires de la République, une histoire oubliée.

Sous Charlemagne, la montée en puissance de l’armée de métier  se fera avec des combattants recrutés de diverses manières. Sur les premières décennies, les volontaires se font rares et l’empereur fixe des contingents à mobiliser. A Corbie, la grande abbaye qui a reçu en patrimoine foncier plus de 23.000 hectares recouvrant de nombreux villages doit fournir un certain nombre de fantassins armés et équipés. Ils seront accompagnés de chariots remplis d’outillage pour la construction des camps et fortins de bois sur le front de Germanie. L’abbé doit les accompagner et rendre compte à l’Empereur. En d’autres lieux, ce sont les Comtes, nouvellement nommés qui seront chargés de cette mobilisation. Plus va, moins les Francs  participeront. Enfin, sur les nouvelles frontières de l’Empire, les comtes vont recruter des contingents locaux  qui prendront une part importante aux opérations. En Espagne, ce sont des Aquitains qui participent à la défense de la marche Pyrénéenne. En Italie, les contingents lombards formeront le gros des forces engagées dans les campagnes de 795 et 797 menées contre les Avars par Pépin fils de Charlemagne enfin, en Germanie, des contingents majoritairement franconiens garderont les nouvelles frontières. Ces forces devenues permanentes fourniront ensuite la base de l’armée de Louis le Germanique, une excellente troupe qui va se distinguer face aux Scandinaves. Dans ce vaste ensemble, les Francs figurent, certes mais ils sont totalement marginalisés, ce n’est plus leur combat, ils s’en désintéressent.

Certains cavaliers francs vont reprendre les armes pour imposer, à Fontanet, le jeune Charles, quatrième fils de Louis le Pieux. Le jeune homme  venu naguère se réfugier chez eux pour fuir ses grands frères qui l’auraient volontiers supprimé fut très favorablement accueilli mais il décevra la société franque. Le souci majeur de son règne fut de construire à Compiègne un superbe palais pour gouverner à la manière impériale.

Nous pouvons également nous demander la raison de la passivité franque face aux incursions scandinaves, mais, à bien regarder le chemin suivi par ces bandes de pillards, nous constatons qu’ils assaillent majoritairement les villes et villages établis sur les grand fleuves avec pour proies favorites les abbayes que l’on dit fort riches. En fin de siècle, avec l’arrivée sur le continent des restes de la grande armée chassée de Grande Bretagne  les Scandinaves lanceront quelques actions profondes mais, là encore, ils n’ont que peu touché le domaine franc. La troupe qui traversa le Nord, en 882, au temps du triste Carloman, s’apparente davantage à une reconnaissance avec fuite en avant qu’à une action de conquête. Les Francs étaient, sans aucun doute, capables de défendre leurs villages et leurs domaines et s’ils ont rassemblé 40 à 60 cavaliers afin d’attaquer par surprise une bande d’envahisseurs,  ces actions efficaces ne furent l’objet d’aucune chronique. Certes les Scandinaves vont piller et brûler Saint Quentin mais il eut fallu aux Francs, pour qu’ils rassemblent les 600 à 800 hommes nécessaires pour protéger la ville,  un encadrement et une motivation préparés de longue date; ce n’était plus le cas.

L'entente de Reims

L’annonce faite par Eudes, se proclamant roi en 888, après ses courageuses interventions à Cambrai et sur la Meuse, fut mal accueillie par la société franque qui voyait là un retour des Neustriens et les conséquences de ce refus vont scléroser durablement la monarchie. Si la majorité des cavaliers francs se désintéresse toujours des affaires du royaume, un petit nombre de leudes et de grands personnages imaginent les implications à long terme de cette proclamation. De leur côté, les évêques des villes du Nord et l’archevêque de Reims craignent que ce nouveau roi et les seigneurs d’emprise qui encadrent ses troupes, n’interviennent dans leur cité. Après divers conciliabules qui se tiennent naturellement à Reims, l’archevêque organise une fronde et c’est de cette entente que vient le refus de couronner le roi de Paris.

Pour bien marquer leur proposition, les tenants de l’Entente de Reims appellent un rejeton carolingien, Charles III dit le Simple, et le couronnent très officiellement. La France a désormais deux rois, Eudes le Robertien et Charles le Carolingien. L’affaire aurait sans doute dégénéré en affrontement mais l’Eglise réussit à calmer le jeu et Eudes, pour conserver sa couronne parisienne, dut accepter le Carolingien comme son héritier.

Eudes meurt en 898 et Charles prit le royaume en mains mais avec diplomatie. Il créa pour Robert, le jeune frère d’Eudes, le titre de duc de France. Dans les années qui vont suivre, le nouveau roi pris entre les nobles de Neustrie ses partisans légitimes, et les Francs lassés des Carolingiens, mais qui avaient couronné l’un d’eux pour occuper le trône, sans plus, fut privé de tous moyens. On le dira « simple » mais il régna longtemps, ce qui eut pour effet de calmer les velléités d’affrontement  mais également de ruiner un peu plus le prestige de la couronne.

Charles le Simple

Parmi les rares faits de son règne, le plus marquant fut le traité de Sainte Claire sur Epte en 912 qui conférait à Rollon le titre de duc de Normandie. Ce dernier, mis en difficulté parmi les siens après son échec cuisant devant Chartres, trouvait là une planche de salut. Dans les années qui vont suivre, il respecta scrupuleusement les clauses de l’entente, cessa toute action offensive sur la vallée de la Seine et se consacra, avec ses partisans, à l’extension de son pouvoir vers le Cotentin. Les seigneurs  normands de Basse Seine trouvèrent là de nouvelles terres au détriment de leurs frères de race déjà installés. Rollon mourut en 933 et ne put achever ses conquêtes, son fils, Guillaume, dit Longue Epée, le fit dans les premières années de son règne.

La création de ce nouveau et puissant duché va, pour un temps, lever les menaces qui pesaient sur la région parisienne et les Scandinaves dirigeront leurs actions vers la Bretagne et le Val de Loire mais, pour l’Histoire, ce n’étaient plus des envahisseurs scandinaves mais des vassaux du roi de France qui réglaient quelques comptes avec leurs voisins. Les Normands nouveaux venus dans le duché seront majoritairement dirigés vers les côtes de Bretagne et la province qui souffrit cruellement organisa ses forces armées et se dota d’un roi. Parallèlement, les petits seigneurs déjà installés en Normandie et bousculés par le pouvoir comtal vont se porter sur le Val de Loire où les comtes d’Angers prendront en mains la résistance de toute la province, naguère la Neustrie. Le comte de Blois va également trouver là une excellente occasion de se distinguer et d’asseoir sa situation. Cette évolution n’arrange guère les Robertiens de Paris qui voient une bonne part de leurs ressources militaires leur échapper. Si le traité de Sainte Claire sur Epte avait dégagé l’Ile de France de toute menace, la couronne royale perdait tout contrôle sur trois grandes provinces maintenant autonomes.

En parallèle à ce comportement décevant, nous pouvons citer la vaillante dynastie d’Alfred qui chassa ou soumit tous les Scandinaves de Grande Bretagne ainsi que la nouvelle monarchie franconienne de Germanie  qui chassa violemment tous les Danois et Norvégiens installés sur la basse vallée du Rhin. L’Entente de Reims est bien en voie de ruiner la couronne de France et nous découvrirons ultérieurement les grands desseins qui se profilent derrière ce surprenant comportement.

Sur la dernière partie de son règne, de 910 à 923, Charles le Simple se met en tête de gouverner et des actions inconsidérées lui vaudront l’hostilité de tous. Il veut en imposer aux nobles de l’Entente de Reims, une action sans effet mais qui lui vaudra une bien triste fin. Il se heurte également à Robert à qui il avait concédé le titre de duc de France. Ce dernier se sentant menacé croit utile de se proclamer roi, ce qui trouble davantage la situation. Le roi en titre, Charles le Simple, et le prétendant Robert  rassemblent chacun leurs forces et se préparent à l’affrontement. Charles pense avoir le soutien de l’Entente de Reims et gagne Soissons en 923 mais personne ne lui viendra en aide. Il doit affronter Robert  dans une bataille décisive pour chacun d’eux. Les forces en présence ne doivent pas excéder chacune 800 à 1.200 combattants et l’engagement est d’une extrême violence. Robert  est tué au combat dès le début de la bataille mais ses soldats plus motivés seront finalement vainqueurs. Charles le Simple doit fuir vers le Nord où il croit trouver asile mais le comte de Vermandois qui a sans doute un vieux litige à régler avec lui l’emprisonne à Péronne en un lieu dit le château où il mourra quelques années plus tard..

Après la mort de ces deux têtes couronnées  l’Entente de Reims pense pouvoir choisir un figurant royal à sa convenance mais ces tenants vont trouver, face à eux, un personnage d’une toute autre envergure: Hugues, fils de Robert. Intelligent, voire subtile, c’est à lui que la dynastie capétienne doit sa couronne. A sa prise de pouvoir en 923 il ne veut brusquer personne, conserve le titre de duc de France et donne la couronne royale à Raoul de Bourgogne, son beau frère. Les subtiles manœuvres de l’Entente de Reims vont s’en trouver contrariées.

Hugues le Grand

La situation de la monarchie devient burlesque, roi sous la tutelle d’un duc, Raoul régna treize années et sur cette période il fit de longs séjours en Bourgogne pour prendre la tête de ses  barons qui combattaient les Hongrois. Ces derniers seront finalement écrasés en Germanie au mois d’août 955, par  Othon 1er à la bataille d’Augsbourg, ville située sur le Lech affluent de la rive droite du Danube. Autant dire que le règne parisien de Raoul fut sans grandes conséquences pour le royaume de Francie. Quand il mourut, en 936, Hugues que l’on dira « le Grand » avait bien géré son domaine. Son action réfléchie et sa diplomatie lui avaient valu le ralliement de nombreux barons d’Ile de France et son pouvoir s’affermissait chaque décennie davantage cependant, les grands du royaume le considéraient toujours comme l’arrière petit-fils du boucher de Dreux. Désireux d’anoblir son sang, il prit pour épouse, en 936, Hadwige, la sœur  d’Othon 1er, roi de Germanie. Cette union valut à Hugues de se faire solennellement reconnaître comme dux francorum, premier titre accordé aux Robertiens. Vers 940, un héritier mâle, également prénommé Hugues, naquit de cette union et l’enfant sera à l’origine de la dynastie capétienne. Qui fut l’instigateur de ce mariage ? Sans doute l’archevêque de Reims qui voulait se rapprocher d’un personnage qui disposait maintenant d’une réelle stature politique.

Si nous résumons la situation en 940 l’Entente de Reims a parfaitement fait son office. Les Robertiens, rois de Paris, n’ont pas acquis la moindre position sur le domaine franc  mais les tenants de cette ligue ne savent comment sortir d’une situation par trop ambiguë, d’autant qu’en leurs rangs les avis deviennent partagés. Certains nobles pensent que les Robertiens sont maintenant suffisamment coupés de leurs racines angevines pour être sacrés rois et reprendre en mains la haute noblesse qui s’émancipe toujours davantage. De leur côté, les évêques des villes du Nord et de l’Est craignent toujours, avec ou sans raison, que les protégés du roi ne s’installent dans leurs cités à la place des derniers comtes carolingiens difficilement évincés. Ainsi divisée, l’Entente s’affaiblit et les archevêques de Reims doivent admettre que les Robertiens sont désormais incontournables mais il leur faudrait un rejeton de bonne lignée, telles furent les raisons politiques du mariage proposé à Hugues.

Le duc de France qui admet cette solution doit maintenant préparer le règne de son fils. Fidèle à sa méthode douce, il a déjà fait couronner roi un rejeton carolingien, Louis IV, dit d’Outre Mer, pour avoir gagné l’Angleterre avec sa mère, dernière épouse de Charles le Simple. Ce roi sous tutelle aura, sur la fin de sa vie, quelques velléités de pouvoir. Il prend contact avec les évêques des villes du Nord et plaide la cause de la lignée carolingienne puis s’installe à Laon, une cité particulièrement forte. Hugues le fit chasser de la ville. Cette action sera jugée inconvenante par l’Eglise qui demandera au Pape d’intervenir en faveur de Louis. D’autre part, Othon, qui venait de lui accorder en mariage une autre de ses sœurs, Gerberge, intervient également en sa faveur. Louis d’Outre Mer retrouvera sa ville de Laon où il se sentait à  l’abri de son encombrant mentor. De son mariage germanique il eut un fils, Lothaire, ainsi Othon le Grand se trouvait avec deux neveux prétendants au trône de France;

Louis d’Outre Mer meurt le 9 septembre 954 et fidèle à sa politique Hugues le Grand  confère la couronne au très jeune Lothaire mais il meurt, lui aussi, en 956 et toutes les subtilités qu’il avait imaginées deviennent caduques. Son héritier légitime, le jeune Hugues, est désormais le vassal de son cousin carolingien, mais les deux enfants sont encore mineurs et ce sont leurs mères qui vont gérer leurs intérêts. Le royaume de Francie se trouvait exposé aux humeurs et aux intrigues des deux veuves et Othon comprit les risques d’une pareille situation. Il confia ses deux neveux à son frère Brunon, archevêque de Cologne. Ce dernier s’acquitta convenablement de sa mission et mourut en 965. Les deux héritiers maintenant adultes se jalousent et veulent s’affronter mais leur oncle de Germanie leur impose quelques rigueurs: Hugues prendra naturellement la tête du clan des Robertiens avec le titre de son père « Dux Francorum » et Lothaire recevra la couronne de Bourgogne. C’est un bon compromis.

Othon le Grand, empereur de Germanie dont l’œuvre Outre Rhin fut considérable, meurt en 973. L’un de ses fils lui succède sous le nom d’Othon II. De ce côté ci du Rhin, ses deux neveux, Hugues et Lothaire, se jalousent à nouveau  et sont disposés à l’affrontement. Face à ce risque, les têtes pensantes de l’Entente de Reims, toujours divisées et confrontées à de nombreux problèmes mineurs, envisagent sérieusement de sacrer Hugues et font comprendre à Lothaire qu’il est indésirable  dans leur sphère d’influence. Ce dernier, insatisfait de son titre de duc de Bourgogne, revendique alors les terres de Lotharingie qui se trouvent sous le contrôle de l’Empire. En 978, il rassemble quelques forces et s’engage dans une longue chevauchée pour conquérir la basse Lorraine (Belgique aujourd’hui). Hugues, le Robertien qui voudrait, lui aussi, manifester quelques capacités militaires, lui propose de l’accompagner. Les deux cousins qui se détestent toujours ont rassemblé une troupe qui ne doit pas excéder 800 à 1200 hommes parviennent sans difficulté à Aix le Chapelle qui fait figure de capitale pour le royaume du milieu.

A peine installés dans l’ancienne cité impériale, ils en sont chassés par une puissante force germanique commandée par Othon II. Ils trouveront leur salut dans la fuite mais avec les cavaliers adverses à leurs trousses. Dans une poursuite essentiellement menée par quelques centaines de cavaliers, les protagonistes se dirigent vers Paris. Les deux cousins qui ont distancé leurs adversaires se réfugient alors dans le palais de la Cité où ils sont à l’abri. Les Othoniens satisfaits de la leçon regagnent alors la vallée du Rhin.

Cet épisode, sans doute insignifiant à l’échelle de l’Europe, sera diversement exploité. Les historiens de la monarchie verront là une offense faite à la France et le début des affrontements entre les deux dynasties, puis les nationalistes jugeront de même et verront  dans cette chevauchée la première agression germanique contre la Nation française heureusement mise en échec par la défense de Paris. Ce fut bien moins que tout cela. Une simple querelle d’héritiers qui passa sans doute inaperçue aux yeux de la plupart des contemporains. Les cavaliers germaniques n’abordèrent aucune ville épiscopale et n’attaquèrent pas Paris. L’Eglise d’Occident qui contrôle déjà fermement la dynastie impériale grâce au concours des grands électeurs de la vallée du Rhin n’aurait pas admis d’action violente à l’encontre des cités épiscopales de l’Entente de Reims, seuls les seigneurs d’Ile de France, inquiets de la tournure des évènements, vont lever quelques troupes et harceler les cavaliers germaniques sur le chemin du retour mais c’était davantage pour défendre l’intégrité de leurs terres que pour le service du duc de Francie.

Après ce retour sans gloire, pour ne pas dire humiliant, le duc de Francie eut tout loisir de méditer sur le poids réel de sa couronne mais il se réconforta, sans doute, en pensant qu’il n’avait fait que suivre son roi et c’est bien Lothaire qui paya le prix de cet échec. Il lui fut fermement conseillé de se consacrer aux affaires de son duché de Bourgogne et d’oublier son titre royal, ce qu’il fit. L’année suivante, en 979, Hugues, pour préserver l’avenir de sa lignée associe au trône ducal son fils Louis âgé de 13 ans.

De son côté, Lothaire, qui supportait mal d’avoir été sermonné méditait un nouveau projet. Lui, roi de l’illustre lignée carolingienne n’admettait pas d’être mis en tutelle par l’Entente de Reims et décide de se rapprocher de l’Empereur de Germanie qu’il avait naguère combattu, espérant ainsi reprendre l’avantage sur son cousin Hugues qu’il détestait chaque année davantage. Les enjeux devenaient considérables, la riche province de Bourgogne sous suzeraineté impériale aurait marginalisé la lignée des Robertiens et ce n’était pas du goût de l’Entente de Reims dont les tenants bourguignons étaient nombreux. Ce fut finalement une chance pour Hugues qui eut l’occasion de s’illustrer dans la coalition d’intérêts dirigée contre l’Empire. Le Saint Siège fut informé du différend et, désireux de préserver un équilibre en Europe, prit fait et cause pour l’Entente de Reims et naturellement pour Hugues qui fut invité à rencontrer Othon II, à Rome, en avril 981. L’Empereur, qui avait quelques difficultés avec ses grands électeurs, les évêques rhénans, s’inclina et ne donna pas suite aux manœuvres de Lothaire qui se vit ainsi déconsidéré pour la seconde fois.

A la mort d’Othon II, survenue en 984, la difficile succession qui suivit incita Lothaire à tenter une ultime opération pour s’emparer de la Lotharingie. Il partit en campagne, occupa la ville de Verdun, en 985, mais mourut l’année suivante, en 986. Sur les années qui vont suivre, la passivité d’Hugues et sa bonne prestation à Rome, avaient donné toute satisfaction à l’Entente de Reims comme aux instances bénédictines. La décision était prise : Hugues serait sacré roi.

Les ordonnateurs du sacre d’Hugues Capet sont Adalbéron, archevêque de Reims  représentant de la caste épiscopale et Gerber pour les Bénédictins. Le premier est issu d’une grande famille aristocratique dont les propriétés sont nombreuses autour de Reims et même en Ile de France. Le second est de très modeste origine, petit berger dans la région d’Aurillac, il sera distingué par les Bénédictins pour son intelligence exceptionnelle. Il deviendra l’un des personnages les plus illustres de son temps. Précepteur du futur empereur de Germanie et familier du Saint Siège, il deviendra bientôt pape sous le nom de Sylvestre II. Ces deux personnages sont alors les maîtres occultes de l’Occident. Hugues est invité au château de Senlis qui se trouve à l’intérieur de la muraille, dans le domaine épiscopal et les quelques barons présents sont pressés de donner leur accord. Ensuite, le nouveau roi est emmené à Reims pour être solennellement sacré dans la cathédrale carolingienne construite sur le lieu éminemment symbolique où Clovis reçut la première couronne de France. Le cérémonial est complexe mais il a sans doute pour objet de masquer les non dits d’un acte hautement politique. Hugues Capet  sacré roi par la grâce de Dieu devient de ce fait défenseur,  mais surtout serviteur de l’Eglise. Face à cette consécration, et pour une population  profondément chrétienne, les titres que s’octroient les grands seigneurs du royaume deviennent dérisoires. Nous voyons ici, en filigrane, la genèse du Moyen Age.

Hugues Capet

La France a son roi mais quel est son cadre d‘actions. Il a été convenu au sein de l’Entente de Reims qu’il aurait de très larges prérogatives mais fort peu de moyens afin de ne pas échapper à sa tutelle. C’est bien un roi pauvre qui vient de recevoir la couronne. Depuis Eudes, un siècle auparavant, la nouvelle lignée possède traditionnellement le palais de la Cité mais l’accès en est peu pratique, il faut passer par les ponts et les portes toujours contrôlés par la milice de ville. D’autre part, les dépendances du palais ne permettent pas l’installation en nombre des chevaux. Cavaliers et fantassins attachés au souverain se sont installés dans deux grands domaines proches, une grande exploitation rurale à Vincennes, qui deviendra le château royal que nous connaissons et un autre à Neuilly qui se transformera au cours des siècles, le dernier ouvrage en date étant le château de Madrid aujourd’hui disparu. C’est la chasse, plaisir royal, qui nous vaudra la sauvegarde de ces deux grands espaces verts.

Le roi doit aussi disposer du palais de Clichy mais ce vaste ensemble où vécut Dagobert 1er fut ravagé par les Normands et ne sera pas relevé en tant que tel. Les autres palais carolingiens sont maintenant aux mains des religieux. Charlemagne les avait installés et  Louis le Pieux leur accordera de les transformer en abbayes.

La force militaire dont dispose Hugues Capet  ne doit pas dépasser 50 à 80 cavaliers et 200 hommes à pied, c’est le strict nécessaire pour marquer son rang, rien de plus. Certes son titre lui permet de lever des forces pour une cause juste et admise, mais l’Occident repousse constamment ses frontières avec les terres reconquises à l’Est, comme au Sud et le royaume de Clovis bénéficie d’une bonne quiétude. Cette modestie de la maison royale explique en partie l’insignifiance des premiers monarques capétiens.

Cependant, un certain nombre de villes vont se rapprocher de la monarchie afin de sauvegarder leurs intérêts économiques face à l’emprise des grands féodaux. Il s’agit notamment de préserver de toutes taxes abusives les voies et routes de grand négoce où l’activité renaît. Comme les itinéraires d’origine romaine ont bien souffert de leur abandon lors de la crise qui suivit l’époque carolingienne, les cheminements économiques privilégient à nouveau les grands fleuves par navigation et les voies sur berge, ainsi le faisceau de routes reliant la Seine à la Loire, soit Paris à Orléans, devient très fréquenté. Orléans sera donc la première ville qui va s’allier à la nouvelle monarchie pour trouver un protecteur.

Un phénomène identique apparaît sur les routes qui vont de Boulogne à Paris, soit la liaison avec les Iles Britanniques. La Picardie rejoint également le giron royal, cependant les autres villes de l’Entente de Reims craignent un trop rapide développement de l’emprise monarchique et préfèrent attendre. Elles préserveront à  leur profit les routes du fer venant de Lorraine et de Moselle avant de se diffuser par le bassin de la Seine et de la Loire. Ces intérêts économiques, et les non dits de l’histoire qu’ils impliquent, ont alors un poids considérable, la brillante renaissance romane qui s’annonce est à ce prix.

Ce soutien d’un petit nombre de villes et localités, davantage soucieuses de leur intérêt économique que du trop subtil jeu politique mené par l’Entente de Reims, va permettre au nouveau roi d’asseoir son pouvoir. Adalbéron et de nombreux évêques du Nord désiraient que la nouvelle charge royale fut élective comme en Germanie et les prélats se voyaient déjà prince-évêque comme dans la vallée du Rhin. Certains historiens ont voulu voir là, un rapprochement avec l’empire, c’est beaucoup dire, l’Entente désirait simplement se prémunir d’un monarque trop envahissant . Hugues Capet jugea que c’était une offense à sa dignité, sa lignée serait héréditaire n’en déplaise à l’archevêque de Reims.

A cette époque, les raisonnements politico-religieux sont particulièrement subtils. L’Eglise couronne le roi  faisant de lui un monarque par la grâce de Dieu et selon la volonté de sa sainte Mère l’Eglise, mais qui personnifie l’Eglise?  Les Bénédictins qui commencent à s’introduire dans les cours d’Europe vont souffler au roi que l’archevêque de Reims n’est pas l’Eglise, le guide spirituel de la chrétienté est le Souverain Pontife  installé à Rome par les saints Pierre et Paul venus souffrir le martyr pour que la parole du christ s’accomplisse. Face à de pareils arguments, les affirmations des évêques et des archevêques n’ont que peu de poids et  Hugues Capet peut faire sacrer, de son vivant, son fils Robert, en la cathédrale d’Orléans, le jour de Noël 987. L’Entente de Reims et les intérêts particuliers qu’elle défend vont peu à peu perdre pied face à une perception plus large des intérêts de l’Eglise dont les Bénédictins sont les promoteurs.

Les évènements vont se précipiter. Mécontent de ce sacre, Charles, duc de Lorraine, qui espérait bien accéder au trône de Francie avec le soutien de l’Entente va réaliser un coup de force. Avec le concours de plusieurs évêques, il fit nommer un bâtard de Lorraine, Arnoul, à l’archevêché de Reims pour succéder à Adalbéron mort en août 989. Le nouveau venu s’empara  de Laon dont l’évêque était le successeur  pressenti pour le siège de Reims puis mit en cause le sacre d’Orléans mais ces manières fortes vont déplaire aux Bénédictins qui auront tôt fait de retourner la situation. Charles de Lorraine, trahi les religieux de son entourage, fut capturé puis enfermé à Orléans en 991 et c’est Gerber le Bénédictin qui fut nommé archevêque de Reims.

En  moins d’une décennie, l’Entente de Reims se voyait mise en cause. Certes les évêques d’obédience bourgeoise installés dans les cités du Nord préservaient leur pouvoir et leur capacité d’intrigues, mais ils allaient désormais se heurter à une nouvelle conception de l’opus dei mené par l’ordre Bénédictin, serviteur de Rome, en attendant mieux  puisque Gerber va devenir souverain pontife sous le nom de Sylvestre II.

Robert le Pieux

Après la mort d’Hugues Capet, en 996, Robert fils du roi défunt et d’Adélaïde d’Aquitaine, déjà sacré à Orléans, coiffe la couronne sans difficulté. Le jeune roi naguère confié par son père à Gerber a vu son tempérament très chrétien totalement acquis à la cause bénédictine qui, précisons le, n’est pas toujours en accord avec la volonté des papes qui, à Rome, se succèdent et ne se ressemblent pas. L’abbaye de Cluny va devenir le siège de l’ordre qui sera bientôt plus puissant que la papauté elle-même toujours soumise aux intrigues italiennes.

Robert, brave garçon n’eut pas de chance avec ses épouses. Il convola successivement avec Rozola, fille de Béranger, l’aventurier normand parti conquérir le trône d’Italie à la tête de quelques centaines de cavaliers puis chassé par les Germaniques. A la mort de son père il épouse sa maîtresse, Berthe, veuve du comte de Chartres  qui sera l’élue de son cœur mais trop proche de lui par le sang il doit la répudier pour épouser Constance d’Arles  dont il eut quatre fils qui vont perturber sa succession. Le règne de Robert que l’on dira le Pieux, sera marqué par le conflit qui l’opposera à la noblesse bourguignonne. Raoul, le beau-frère de son père  fut un temps roi de France et duc de Bourgogne. Vers 1002, lorsque Henri de Bourgogne, fils de Raoul, meurt sans héritier direct, Robert, désireux d’étendre ses domaines, entend lui succéder, mais la noblesse bourguignonne a son prétendant, le comte Guillaume. De longs affrontements vont suivre.

Robert prend l’initiative. A la tête d’une petite troupe, il entend soumettre les villes acquises au prétendant et aborde la plus importante d’entre elles: Auxerre, mais la cité toujours ceinturée de sa muraille du Bas-Empire, ferme ses portes et se prépare au combat. L’armée royale qui doit compter de 500 à 800 hommes n’a pas les moyens d’un siège en règle. Après quelques actions d’intimidation, le roi lève le camp. Il revient en Bourgogne en 1005 et investit Avallon et cette fois la ville qui ne voit aucun intérêt à se battre pour une querelle monarchique se soumet au roi de France. A son retour, celui-ci déploie à nouveau ses forces sous les murs de la cité d’Auxerre qui accepte également de se rallier à la couronne après négociations. A sa troisième expédition en Bourgogne, le roi va se heurter  à une troupe menée par le comte Renaud de Sens qui se replie dans sa ville après un rapide engagement. Robert n’insiste pas mais fait comprendre aux notables de la cité qu’ils ont fait le mauvais choix. Il se dirige ensuite vers Dijon qui se rallie également à la couronne après quelques intimidations.

Ces actions ont finalement marqué la province qui ne voit plus d’intérêt à soutenir un prétendant qui ne fait rien pour elle. En 1016, sous la menace d’une quatrième intervention, toutes les villes de Bourgogne reconnaissent le roi de France et la noblesse suit sans difficulté. Le prince Henri, fils de Robert, est alors reconnu duc de Bourgogne.

Quelques années plus tard, en 1023, les comtes de Blois et de Chartres acquièrent Troyes et Meaux par les mêmes procédés d’intimidation. Ce sont des jeux dangereux qui lassent les populations et déconsidèrent la caste royale et féodale. Robert le Pieux qui vit ses dernières années est aux prises avec les ambitions de ses fils et les intrigues de la reine Constance. Il                réussit cependant à faire couronner Henri  qui va lui succéder. Le roi meurt le 20 juillet 1031.

Cette première tentative en force pour agrandir le domaine royal sera bien sur jugée de diverses manières. Pour les historiens monarchistes, ce fut la première action visant à reconquérir le royaume de Clovis, tandis que pour les nationalistes du XIX° siècle, il y eut là une salutaire intervention qui évita que la Bourgogne ne tombe dans le giron de l’Empire. Nous dirons que ce fut beaucoup moins capital que cela. Le roi qui a drainé sous sa  bannière un certain nombre d’aventuriers en armes, sera poussé à revendiquer un héritage, certes légitime, mais ses gesticulations militaires auxquelles la nation franque n’a pas participé, va ulcérer  les évêques et les bourgeois des cités concernées ce qui aura pour effet de couper la couronne d’une large frange de la nation.

Henri 1er

Le nouveau roi fut consciencieusement formé par son père à la charge qui l’attendait. Après avoir reçu la couronne ducale de Bourgogne, afin de se forger aux responsabilités du pouvoir, il fut préventivement sacré à Reims le 14 mai 1027, par la volonté de son père. Il pouvait espérer coiffer la couronne sans difficulté, mais il va se trouver confronté aux intrigues de la reine mère, Constance, désireuse de faire couronner sont troisième fils, Robert (le Second). La mère et le fils ont formé au sein de la cour un clan destiné à soutenir leurs prétentions. Cette poignée d’ambitieux n’avait que peu de moyens et aucune chance d’arriver à ses fins et va donc faire appel aux grands seigneurs des provinces. Cette querelle de famille devient une affaire d’état.

Eudes, comte de Champagne et de Blois, prit le parti du prétendant. D’autre part, le duc de Normandie, Richard III, le comte de Flandres Beaudouin V, ainsi que l’illustre Foulques Nerra  qui ambitionnait de prendre le contrôle de Blois se rangèrent sous la bannière du souverain légitime. La partie était inégale cependant  le prétendant Robert obtint quelques succès. Le roi qui tentait de protéger Sens contre les actions du comte de Champagne fut trahi par les siens, surpris et battu dans un engagement défavorable. Il dut fuir. Poursuivi par ses adversaire, il ne put rentrer dans Paris et dut se réfugier chez le duc de Normandie qui l’accueillit favorablement. Après quelques conciliabules, Foulques Nerra  qui veut en découdre avec Eudes, fournit au roi une troupe pour reprendre Sens qui s’était livrée au comte de Champagne. Tous deux assiègent la ville en juillet et août 1032, mais leurs forces sont nettement insuffisantes et ils n’obtiennent aucun résultat. Les 500 à 800 cavaliers et hommes à pied déployés sous les puissantes murailles de la ville n’étaient pas en mesure de l’inquiéter.

Ces querelles jettent davantage le discrédit sur la famille royale et les grands du royaume. Il fallait en finir. Après négociations, le roi cède la Bourgogne à son frère et Foulques Nerra prend le contrôle de Blois en septembre 1032.

Ces affrontements ont réveillé les ambitions du comte de Champagne, Eudes, qui n’avait rien obtenu. Il intervient en Bourgogne contre son ancien allié, Robert. Ce dernier fait appel au roi, son frère, pour le soutenir mais n’ayant rien obtenu il sollicite l’empereur de Germanie, Gonrad II, sans plus de succès. De ce dernier il n’obtint que la main de Mathilde de Frise, princesse impériale. Alors le roi de France revint assiéger Sens  mais sans plus de succès que les fois précédentes. Ensuite, les engagements mineurs vont se succéder jusqu’à la mort du comte de Champagne dans un combat le 15 novembre 1037, mais ses deux fils, Etienne et surtout Thibault deviennent les ennemis jurés de la monarchie française. Ils continueront le combat jusqu’en 1044.

Dans les années qui suivent, le roi de France fut impliqué dans les luttes incessantes que se livraient l’Anjou et la Normandie depuis la création de ce duché. Après avoir reçu le soutien du duc Robert, dit le Diable, le roi de France offrit asile à son fils Guillaume dit le Bâtard, malmené par une révolte de ses barons soutenue par le nouveau comte d’Anjou, Geoffroy Martel. Il lui permit de reconquérir ses domaines, mais une querelle les opposa au sujet du Vexin français. Poussé sans doute par ses compagnons belliqueux, le roi de France forma une coalition contre le jeune duc Guillaume à laquelle participèrent, bien entendu, les Angevins. Cette entente envahit la Normandie dès 1054 mais fut battue. Henri cessa les hostilités l’année suivante, en 1055. Les Angevins continuèrent la lutte seuls, mais furent défaits à leur tour. Le jeune duc de Normandie avait, en dix années de combats acharnés, rassemblé une force armée qui devenait la plus puissante du royaume.

A sa mort survenue le 4 août 1060, Henri, troisième monarque de la nouvelle dynastie avait suffisamment bataillé pour révéler toutes les faiblesses de la couronne et les grands du royaume en avaient profité pour asseoir leur emprise. La poignée de grands féodaux qui se partageaient maintenant les régions septentrionales reconnaissaient certes le roi comme le premier d’entre eux, et admettaient de se ranger sous sa bannière pour une cause commune, mais ils lui refusaient catégoriquement toute ingérence dans leurs affaires et sur leurs terres. A en juger ainsi, les débuts de la nouvelle monarchie sont décevants pour ne pas dire désolants mais c’est l’image que donnent les chroniques, la réalité est toute autre, ce ne sont là que gesticulations royales et féodales menées avec des forces dérisoirement faibles au regard du potentiel de la nation française et ses habitants pourraient sourire si ces cavaliers n’occasionnaient pas quelques dégâts, çà et là.

La force royale

Autour du roi, sa famille et ses serviteurs, soit 20 à 30 personnes, nous trouvons la cour.  Il y a là des religieux délégués par les évêques des cités soutenant la monarchie, mais également des Bénédictins qui portent un regard beaucoup plus large sur les affaires de l’Eglise et de l‘Etat. Nous trouvons aussi des délégués bourgeois venus des villes épiscopales concernées, ce sont eux qui feront délivrer au roi les subsides demandés mais avec un certain droit de regard sur l’usage qui en est fait. Autour de cette cour proprement dite, qui ne dépasse pas 50 à 80 personnes, il y a la force armée dont dispose le roi, soit de petits nobles ambitieux venus faire fortune ainsi que des cadets sans avoir et aventuriers à cheval. Ils sont au nombre de 100 ou plus, selon les périodes avec, à leur côté, 2 à 300 hommes à pied répartis dans les domaines de la couronne. Enfin il y a las les domaines de la couronne 1.000 à 1.500 serviteurs et employés civils chargés de faire vivre sur un bon pied les 4 à 500 personnes que nous venons d’énumérer. Le roi doit subvenir aux besoins de tous. Les cavaliers et les fantassins sont les plus exigeants et, faute de subsides, ils risquent fort d’offrir leurs services à d’autres maisons nobles puisque le contexte de guerre larvée  le permet. Ce sont les villes royales qui fournissent les subsides nécessaires et parfois les bourgeois jugent la charge bien lourde.

Pour les opérations d’envergure, les 300 à 400 combattants entretenus en permanence seront renforcés par d’autres aventuriers venus pour la solde, le butin ou les terres et châteaux à gagner, à condition toutefois que l’opération soit jugée rentable et sans grand risque. Avec ses recrues occasionnelles, la force royale peut rassembler au mieux 500 à 800 hommes. Nous les avons vus au siège de Sens, suffisamment nombreux pour saccager les faubourgs mais pas assez pour mener un siège en règle, d’autant que pareille action aurait causé de très lourdes pertes dans leurs rangs. D’autre part, le roi n’avait pas les moyens de payer ses combattants pour un siège de 12 à 18 mois réservant quelques chances de succès.

Ce sont les villes et bourgades de l’axe Boulogne-Orléans qui subventionnent la maison royale, entendu que ses intérêts seront sauvegardés et que les chevauchées porteront leur saccage hors des grands circuits économiques dont elles tirent leur richesse. Les Nautes de la Seine assurant la liaison Paris-Rouen font partie des intérêts de cette entente économique, Rouen devenue ville archiépiscopale supporte la charge de la couronne ducale et veut que son commerce amont ne soit pas perturbé. L’archevêque Robert est de la famille ducale ce qui rend de grands services à la cité. D’autre part, la navigation sur la Loire qui affrète à Orléans, fait vivre également de nombreuses cités des bords du fleuve mais également les seigneurs d’emprise qui se sont installés sur les nids d’aigles dominant les rives. La couronne de France bénéficie donc d’une bonne assise socio-économique, mais les métropoles ecclésiastiques concernées, comme celles de l’Entente de Reims, regrettent sans doute de ne pas avoir imposé une monarchie élective, à la germanique, afin d’avoir un meilleur contrôle sur ces batailleurs et fauteurs de troubles que sont les têtes couronnées.

Philippe 1er

Henri 1er meurt le 4 août 1060. Ce roi qui fut un triste sire avait longtemps bataillé sans aucun profit pour la couronne. Son héritier, Philippe, premier fils qu’il eut de sa seconde épouse, Anne de Kiev, était mineur. Né en 1052, il n’a que 7 ans  et la régence est confiée à Beaudouin V, comte de Flandres, beau-frère du roi défunt. Ces usages sont très révélateurs sur la nature des maisons royales à cette époque.  Parmi les nobles, courtisans et aventuriers qui ont servi la couronne, aucun n’est digne de confiance.

Philippe 1er va régner 48 ans et c’est une période fort longue pour l’époque. Les jugements portés sur ce souverain seront très partagés. Les historiens monarchistes lui reprochent surtout de ne pas avoir participé aux deux grands évènements de son règne : la conquête de la Grande Bretagne qui allait donner une puissance considérable à son vassal Guillaume de Normandie et la première croisade qui, avec une forte participation royale, aurait sans doute obtenu des résultats plus importants et surtout plus durables.

A l’analyse de son règne, Philippe 1er semble avoir connu deux périodes bien distinctes dans sa vie; celle du jeune chevalier puis celle du monarque jouisseur et fantasque. Bien éduqué par sa tante et ses précepteurs bénédictins venus de Cluny, et qui s’introduisent discrètement dans les instances royales, Philippe sera un adolescent sage et ouvert aux bons conseils. En 1068, après la mort de Geoffroy Martel, comte d’Anjou, Geoffroy le Barbu et Foulques le Rechin se disputent l’héritage. Le roi de France offre son aide à Foulques et lui demande  le Gâtinais en échange. Cette petite province lointaine de l’Anjou est fort bien placée aux confins du domaine royal. Foulques accepte le marché et deviendra un brillant comte d’Anjou faisant face aux velléités d’expansion des Normands.

En 1071, l’abbaye de Corbie, en Picardie, naguère très richement dotée par Charlemagne était passée aux mains d’un abbé d’obédience noble et l’évêché d’Amiens s’en plaignait. Le roi fut invité à intervenir et une rapide chevauchée lui permit de chasser l’abbé indigne et de le remplacer par un Bénédictin d’obédience clunisienne qui reprendra la maison en mains. Elle reçut l’étiquette royale ce qui l’a protégeait à la fois des ingérences de l’évêché d’Amiens et des machinations du sieur de Ponthieu. Pour que ce dernier ne puisse émettre d’objections, ces actes seront entérinés par Robert le Frison régent du comté de Flandre, après la mort de Beaudouin V survenue en 1070.

Ce riche comté avait deux héritiers : l’aîné Arnoul qui devait recevoir la Flandre et Beaudouin, le second à qui revenait le Hainaut. En 1071, la majorité des deux héritiers était proche et Robert le Frison, leur oncle et tuteur, ne voulut pas lâcher le pouvoir et prit possession de la Flandre. Richilde, veuve du roi et garante du partage fit alors appel au roi de France lui accordant le titre de suzerain légitime. Philippe partit guerroyer en Flandre et, de son côté, Robert le Frison rassemblait des combattants. Le roi de France, accoutumé aux chevauchées sans risque, se présenta au combat avec des effectifs insuffisants et fut battu près de Cassel le 22 février 1071. Au cours de l’engagement, Arnoul, l’héritier, fut tué et sa mère, Richilde, faite prisonnière par l’usurpateur. De son côté, Philippe, contraint de fuir se réfugia à Montreuil et prépara sa revanche.  Dans le même temps, son vainqueur, Robert le Frison, se faisait capturer par le comte de Boulogne, partisan du roi, qui l’échangea contre la libération de Richilde.

En 1072, la guerre reprit en Flandre et le roi de France s’empara de Saint-Omer principale place forte de son adversaire. Quelques semaines plus tard, Robert le Frison se trouva pris entre les forces royales et celles de son neveu, Beaudouin, et dut négocier et abandonner toute prétention sur les terres de Flandre contre le mariage du roi de France avec sa nièce, Berthe de Frise. De son côté, Beaudouin ne désirant que sa part, le Hainaut, laissa la Flandre à la couronne de France. Les nobles du Hainaut désireux de se rapprocher de l’empire acceptèrent sans difficulté, et la nouvelle ligne de partage entre le royaume de France et les terres d’obédience germanique s’en trouva précisée.        

Dans le siècle qui vont suivre, la Flandre placée sous la suzeraineté de la couronne de France est considérée par elle comme une région lointaine et pauvre ainsi elle put développer une très puissante industrie drapière en important des laines d’Angleterre et du lin de Picardie. Ces navires vont commercer avec les ports de la mer du Nord puis de la Baltique dans le cadre d’une entente économique : la ligue Hanséatique. Au début du XIII° siècle, les villes d’Ypres et de Gand, furent les premières cités du royaume à compter plus de 100.000 habitants.

Ces deux premières acquisitions territoriales de Philippe 1er furent menées sans grande difficulté et surtout sans engendrer de tension avec de puissants voisins, il en sera tout autrement dans celles qui vont suivre. En 1076, le comte Ouel, fidèle de Guillaume de Normandie assiège Dôle de Bretagne défendue par le comte breton Geoffroy Granon. L’épisode est mineur mais le siège s’éternise et le duc roi vint soutenir son vassal malencontreusement engagé. De leur côté, les Bretons en appellent au roi de France. Fallait-il négocier ou intervenir? Il semble que Philippe également sollicité par les Angevins ne comprit pas les implications encourues. Il partit en campagne à la tête d’une petite troupe, longea la Loire et, sur ce parcours, recruta davantage de combattants qu’il n’en possédait. Avec une force de 1.000 à 1.500 hommes auxquels se joignirent des combattants bretons, cette armée sous bannière royale surprend les assiégeants sur leurs arrières. Guillaume qui ne s’attendait nullement à cette intervention, engage le combat en condition d’infériorité et se fait battre. Il doit négocier et demander la paix ce qui ne lui était jamais arrivé. Sa haine va se cristalliser à l’encontre de ce roi de France qui s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas. Ce fut le début d’une longue guerre qui allait durer un siècle et demi et dont la couronne de France ne tirera aucun profit. Les historiens favorables à la monarchie verront là une action visant à dissocier la Normandie de la Grande Bretagne en citant à l’appui de leur thèse les démêlés parfois violents qui allaient opposer Guillaume à ses deux héritiers: Robert Courteheuse et Guillaume le Roux, mais les barons normands entendaient sauvegarder leur indépendance quelle que soit la couronne à laquelle ils appartenaient.

En 1077, Guillaume Courteheuse, qui gouverne la Normandie au nom de son père se proclame duc et, en 1079, Guillaume le Conquérant vient assiéger son fils dans le château de Gerberoi  afin de lui faire entendre raison mais il ne peut obtenir sa reddition et comme des chevaliers français participent à la défense de la forteresse,  sa haine pour le roi de France devient sans borne. La même année, et malencontreusement, Philippe 1er transforme sa suzeraineté sur le Vexin en dépendance de la couronne. Cette fois c’en est trop. Guillaume menace mais il a vieilli et son embonpoint lui rend les longues chevauchées pénibles et des affaires mineures en Grande Bretagne l’obligent à traverser la Manche.

Grâce à ce concours de circonstances, et sans doute aussi grâce aux Bénédictins des deux bords qui tentent d’apaiser les humeurs des deux hommes, l’affaire se calme mais, en 1087, Philippe raille méchamment Guillaume dont l’embonpoint s’est alourdi en demandant à ses interlocuteurs si le duc va bientôt « faire ses couches ». Longtemps contenue, la haine de Guillaume explose. Il rassemble une force importante, 1.000 lances (10.000 diront certains historiens pour faire bon poids, bonne mesure) et, à la tête de 5 à 7.000 hommes assaille le Vexin français, ravage les campagnes, brûle villes et villages et aborde Mantes. Là, il emporte les défenses et brûle la cité mais il a usé ses dernières forces dans cette méchanceté et meurt le 9 septembre de la même année. Il sera inhumé dans l’abbatiale Saint-Etienne de Caen qu’il a faite construire et le cortège funèbre croise des habitants mécontents qui manifestent. On apprend alors que les terrains expropriés pour la construction de l’abbaye ne furent jamais payés par le duc. Les grands de ce monde ont leurs petites mesquineries. Guillaume le Roux reçut la couronne de Grande Bretagne et Robert Courteheuse celle de Normandie.

Philippe 1er a maintenant 35 ans et jusqu’alors il a bien gouverné excepté les heurts avec le duc roi, Guillaume. Sur les années à venir, l‘empreinte de son éducation ferme va s‘effacer et les mauvais penchants du personnage se révéler. Vers 1083/1085, il s’éloigne de son épouse légitime, Berthe de Frise, qui lui a donné deux enfants dont Louis le futur roi, s’abandonne à ses plaisirs et multiplie ses maîtresses. L’une d’elle, Bertrade de Montfort, prend une réelle emprise sur l’esprit du roi et il finit par l’épouser en 1092. Les grands du royaume, comme les personnalités de la cour, y voient le risque d’une lutte fratricide entre les héritiers mâles et poussent le clergé à dénoncer cette union. Le Pape, croit nécessaire d’intervenir et cette sordide querelle va scléroser la fin du règne. Sur cette période, la couronne acquit la ville de Bourges, par négociation, et ce fut l’unique fait positif des dernières années du roi qui mourut le 30 juillet 1008, à Melun.

Les conclusions

Ce résumé de l’histoire monarchique qui, pour faciliter la démarche du lecteur couvre des évènements amplement développés sur le livre I, peut être diversement interprété. Comme nous l’avons dit, cette période fut, pour les tenants de la monarchie, l’une des plus sombres et nombreux sont ceux qui vont juger l’histoire du peuple de France à la lumière de ces évènements. Nous pensons qu’il n’en fut rien. Un peuple peut vivre heureux et paisible sans le concours ou le poids d’une puissante structure monarchique.

Sur les siècles qui précédèrent l’an 800, la nation franque fut la seule en Occident, à organiser et à préserver une force militaire permanente susceptible de mettre sous les armes et en quelques jours plusieurs milliers d’hommes issus de la société rurale. Ces jeunes combattants sont volontaires et serviront avec courage et conviction.

Cette capacité militaire sera bien exploitée par la famille d’Héristal et Pépin le Bref réussit à donner à son royaume, en deux décennies, les limites de la France d’aujourd’hui, rechignant à s’engager au-delà. Charlemagne commença son règne avec des forces de même nature mais ses actions menées en toute saison ne convenaient plus aux volontaires issus de la société agricole franque. S’il réussit un temps à rassembler 8 à 10.000 hommes issus de cette armée traditionnelle, il dut bientôt mobiliser le tout venant et  payer des soldes importantes. Ensuite, les dures actions de Germanie vont l’obliger à porter ses effectifs à 20.000 puis à 30.000 hommes qu’il fallut renouveler tous les dix ans. En l’an 800, il disposait ainsi de 50 à 60.000 combattants, y compris les milices comtales recrutées pour la garde des terres conquises et des frontières. Enfin, ces combattants, et notamment les fantassins qu’il voulait engager tels des légionnaires romains en gros carrés d’infanterie, vont se révéler d’une efficacité douteuse.

Au temps de sa splendeur, vers 800/810, le vaste ensemble impérial était de nature à impressionner les contemporains, mais cet empire va connaître la destinée de tous les montages hétéroclites et se disloquer non sans rappeler certaines périodes du Bas Empire romain. Les diverses nations inféodées retrouvèrent leur caractère et leur indépendance et, si l’idée impériale conserva encore une certaine aura, les actions scandinaves sur les côtes septentrionales montrèrent bien vite que l’armée de métier était incapable de défendre le territoire face à quelques milliers de guerriers courageux. Soldats contre guerriers, les exemples historiques ne manquent pas et révèlent que les seconds l’emportent toujours.

Vers 900, le cadre carolingien est totalement déconsidéré mais l’Occident ne sait par quoi le remplacer. Les Robertiens, ces aventuriers d’emprise, profitent de la conjoncture pour se mettre en valeur et les quelques centaines de cavaliers qu’ils alignent vont galvaniser d’autres volontaires. Les résultats obtenus seront probants. Mais certains de ces guerriers d’emprise dont les terres d’élection furent toujours le Val de Loire vont rappeler une période où les leurs s’affrontaient régulièrement avec la nation franque et l’Entente de Reims leur interdira l’accès à la couronne. Cette dernière d’abord mise en place par des barons francs reçut le concours des villes épiscopales. Le système devenait cohérent et efficace mais en refusant systématiquement la couronne à ces nouveaux parvenus, l’Entente favorisait les velléités d’indépendance des diverses provinces ; les structures féodales prenaient forme.

Dès 950, les aventuriers en armes qui s’inscrivent dans les pages de l’Histoire, ne rassembleront que quelques centaines d’individus. Sur la décennie qui précède l’an 1000, un aventurier danois venu du Cotentin et christianisé sous le nom de Béranger part avec 200 ou 300 cavaliers et créé son royaume en Italie du Nord où les villes ont le même comportement que celles du royaume de France. Ces intrus seront délogés de leur position par des forces germaniques mais subsisteront longtemps sous forme de petites cellules féodales. Dans les décennies qui suivent, Foulques Nerra, comte d’Anjou, se distingue dans les textes avec moins de 500 hommes d‘armes. Cette estimation nous est donnée par les capacités d’hébergement, de la dizaine de sites rassemblés sous sa bannière sachant que dans une place forte, comme à Angers, il faut plus de 150 serviteurs pour faire vivre une trentaine d’hommes d’armes .              

Certes les seigneurs grands et petits sont portés à multiplier leurs forces militaires et a étendre  leur emprise, mais la société civile romane en plein développement va y faire obstacle de diverses et subtiles manières. L‘Eglise va alors peser de tout son poids pour préserver les intérêts des « ignobilis ». Pour payer la solde de leurs mercenaires, les nobles ont besoin de  subsides et les taxes qui pèsent sur le commerce et l’artisanat ainsi que sur les villages et bourgades vont s‘accroître. A cela, la société et l’Eglise opposeront le non dû destiné à protéger les intérêts civils et religieux. Face à cette nouvelle parade, les nobles auront recours à des procédés de mauvais aloi, tels les ponts détruits ou les moulins brûlés de manière bien opportune, puis reconstruits sous les ordres du seigneur devenant ainsi  propriété noble taxée sans vergogne. Les textes qui témoignent de ces travaux faits par les seigneurs sont innombrables et beaucoup d’historiens s’y laisseront prendre. Face à ces emprises déguisées, collectivités marchandes et bourgeois vont créer des ententes qui prendront en charge les aménagements d’infrastructure .

Pour pallier  leurs difficultés financières, les nobles seront tentés de recruter des aventuriers de mauvais aloi et, là également, l’Eglise intervient. Le cavalier est invité à se faire sacrer chevalier avec les engagements et règles stricts que cela comporte, les autres seront classés dans le rang des aventuriers sans foi ni loi, ou gibiers de potence, et les hommes à pied qui les suivent seront catalogués de même.

Ces mesures d’encadrement  vont porter leurs fruits un temps, mais la société occidentale refuse le recours à la parade définitive, soit une force sous contrôle royal qui réduirait tous ces seigneurs d’emprise, sans doute pour la bonne et simple raison que cette force de police coûterait finalement plus cher et comporterait davantage de risques que le poids de la noblesse.

La dérive viendra des Etats féodaux dont les volontés d’expansion et de conquête serviront également l’économie de leurs sujets. Le roi de France affirme protéger les intérêts  de l’axe Boulogne-Orléans, les Angevins sauvegardent les richesses et le commerce du Val de Loire, les Bretons défendent leur intégrité territoriale et leurs us et coutumes particulières. Enfin, en  Normandie, les petits seigneurs ruraux qui ont misé sur les grands domaines majoritairement consacrés à l’élevage bovin aimeraient bien contrôler des terres plus riches ou différemment mises en valeur, ainsi, monarques, ducs et comtes régnants pourront, sans peine, invoquer les intérêts supérieurs de la province et trouver un large soutien dans la société civile.

Heureusement pour ces régions la conquête de la Grande Bretagne encouragée par de nombreux esprits clairvoyants va absorber les ardeurs et les ambitions normandes et les Bénédictins, maintenant bien introduits dans les cours d’Europe, feront tout pour calmer le jeu. Que se serait-il passé si l’Entente de Reims avait réussi à imposer le régime des principautés ecclésiastiques ou l’indépendance des cités, comme en Lombardie? On peut se le demander, mais l’Histoire nous enseigne que les systèmes politiques apparemment satisfaisants ne sont qu’un rayon de soleil entre deux averses. Pas plus que le temps, les hommes ne peuvent maîtriser la dérive de leurs institutions puisque leur humeur en est la cause.

Sens en l'An mille

La métropole des Sénons  a traversé les siècles sombres abritée derrière sa puissante muraille. Edifiée au Bas Empire sur les ruines d’une très grande agglomération ouverte, elle couvre plus de 30ha ce qui la place parmi les plus vastes. En urbanisation très dense, elle peut abriter 16 à 18.000 personnes ce qui dépassait probablement les aptitudes de l’assiette économique et des activités en transit. Comment la ville a-t-elle résolu cette difficulté? En réduisant son occupation à l’hectare et en acceptant, intra muros, de petites activités artisanales. Les habitants qui avaient aménagé une dérivation de la Vanne pour alimenter les douves avaient aussi creusé un canal pour amener de l’eau courante à l’intérieur de l’enceinte. Cet ouvrage est aujourd’hui comblé. Ces caractères de la cité expliquent pourquoi les installations artisanales établies au sud près du confluent de la Vanne et de l’Yonne sont toujours demeurées modestes et n’ont jamais formé un bourg indépendant comme dans de nombreuses ville bicéphales.

De leur côté, les négociants se sont installés sur l’île faisant face à la cité et servant de base au franchissement  Là ils bénéficient du transit fluvial et de celui empruntant les ponts. Cependant les voyageurs et marchandises en franchissement, qui doivent traverser la cité et ses portes, s’en trouvent gênés et ce potentiel est réduit, enfin, comme la ville forte est de grande taille elle comporte un  certain nombre de marchés de proximité.    

Située non loin du confluent de l’Yonne et de la Seine, ces négociants de Sens peuvent exploiter les échanges entre le bassin de l’Yonne, soit une bonne part des marchés bourguignons, et le bassin parisien mais ils sont concurrencés en cela par une autre grande ville, Auxerre, située en amont. Sur la période historique la physionomie de cette dernière va se révéler plus favorable au plan économique.

Agglomération romaine de moindre importance et probablement mal urbanisée, Auxerre du Bas Empire se replie derrière une enceinte d’une surface modeste, 13ha environ, établie sur une hauteur dominant la dépression du Ru de Vallem. Ces dimensions réduites vont servir le développement urbain du Moyen Age et Auxerre l’emportera sur Sens, sa rivale. Artisans et commerçants s’installent sans contrainte sur les rives du fleuve et Saint Germain (l’Auxerrois) qui s’intéresse à eux construit hors les murs, à 250m de la cathédrale, une abbaye qui deviendra très vite le centre d’une petite agglomération satellite. D’autre part, trois paroisses périphériques, Saint Pierre en Vallée, Saint Eusèbe et Notre Dame la d’Hors (dehors) vont se développer également. Au XIII°s. elles sont suffisamment importantes pour être englobées dans une vaste enceinte couvrant plus de 60ha. A la même époque, la ville de Sens qui se trouve handicapée par sa trop vaste enceinte a gardé la même configuration qu’au XI°s. et son importance ne changera plus sur la période historique.

A Sens, le burgui du Bas Empire installé à proximité du pont et du port afin de pouvoir protéger et rançonner voyageurs et marchands, sera vidé de ses occupants  à l’arrivée des Francs  mais il retrouvera une fonction avec l’installation du comte Carolingien. Aux abords de l’An 1000, les descendants de ces derniers dont la fonction est devenue héréditaire par la grâce de leur bon vouloir, se présentent comme maîtres et protecteurs de la cité mais ils en sont également dépendants et les notables les supportent mal. L’incapacité de ces instances militaires carolingiennes à défendre l’Occident face aux invasions Scandinaves et Hongroises ont ruiné leur crédit et, d’autre part, l’humeur des citadins a changé.

Pour les hommes de l’An 1000, se laisser tondre et égorger comme des moutons afin de préserver ses chances de gagner un monde meilleur comme le suggérait les premiers chrétiens, ne fait plus recette. Après « aides-toi et le Ciel t’aidera » le « défends toi et le Ciel te protégera » s’est imposé dans les esprits et les hommes ont de nouveau appris le maniement des armes. Certes les comtes ont tenté de s’opposer à ces phénomènes d’auto défense, mais en vain et, à l’orée du XI°s. la ville de Sens qui a retrouvé une population moyenne de 14 à 16.000 habitants peut porter sur ses courtines, maintenant restaurées, 3.000 combattants âgés de 18 à 40 ans. S’ils ne sont pas tous armés selon les règles, du haut d’une bonne muraille de 12m une hache, un hachoir à viande ou bien une bonne lame emmanchée à l’extrémité d’un bâton deviennent des armes redoutables.

Les prétentions royales

Dès le XI°s. Sens, Auxerre mais également la petite cité d’Avallon seront considérées par la nouvelle monarchie française comme les clés de la Bourgogne et soumises à forte pression. En 1005, le comte Renaud de Sens se heurte aux troupes royales de Robert le Pieux, ses forces sont insuffisantes , il se fait battre et se replie dans la ville. Le roi qui vient camper sous les murs de la cité demande aux notables de le reconnaître mais ces derniers ne voient là aucun intérêt pratique. Après quelques conciliabules, où le  monarque a fait remarquer aux habitants de Sens qu’ils ont fait le mauvais choix, les troupes royales se retirent.

Quelques décennies plus tard, le comte de Champagne s’est imposé aux féodaux du Nord de la Seine et la ville de Sens traite avec lui pour préserver sa liberté de passage aux confluents de la Seine et de l’Yonne. Ceci l’engage de facto dans la querelle de 1032 où son nouveau protecteur se heurte aux rois de France et à son allié Foulques Nerra. Tous deux se présentent sous les murs de la ville et demandent à ses responsables de changer de camp mais ces derniers refusent. Avec 3.000 défenseurs répartis sur 2.200m de courtines, valeur satisfaisante, ils n’ont aucun doute sur leurs capacités défensives, surtout que le roi n’aligne que 800 ou 1.200 combattants, au grand maximum. Certes ce sont des soldats de métier mais comme la définition l’indique, ils entendent vivre de la guerre et rechignent à prendre des risques excessifs. Incendier et enfoncer une porte sous une grêle de projectiles, ou monter à l’assaut de la muraille ne figure pas dans leur engagement  et leurs maîtres n’envisagent même pas de leur demander. D’autre part, à cette époque, les troupes en campagne ne sont pas à même de mener un siège en règle ou de construire des engins d’assaut . Dans ces conditions, que peut faire le roi et son allié d’un jour, leurs possibilités d’action étant très limitées.

Les forces royales pourraient saccager les installations environnantes mais ce serait sans effet sur les défenseurs et ces mauvaises manières seraient mal vues par les villes déjà acquises au roi. Ces forces peuvent également intercepter les approvisionnements et attendre que la faim amène les habitants à de meilleurs sentiments mais ce serait fort long, quatre à six mois au minimum, et le roi, comme le comte d’Anjou manquent de moyens pour assurer la solde de leurs mercenaires qui risqueraient de lever le camp. Enfin la ville pourrait soudoyer des groupes de soldats assurant l’investissement afin qu’ils laissent passer les approvisionnements.

Comme nous le voyons, les bonnes cartes sont du côté de la cité, et, en ces mois de juillet et d’août 1032, le roi ne peut que négocier, obtenir quelques promesses symboliques et partir sans trop perdre la face. A cette époque, les intérêts économiques sont de bien meilleurs arguments et la monarchie va le comprendre. Elle accordera aux cités des franchises face aux exigences nobles puis, au siècle suivant, des chartes communales qui vont permettre aux municipalités d’officialiser et de renforcer leur milice armée et  celles-ci pourront servir le roi face aux menaces extérieures.

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