LE CHEVET DE CLUNY III

Vers les années 1950, les documents communément exploités pour une approche de l'abbatiale de Cluny III étaient d'une part un plan d'ensemble levé en 1623, très soigneusement réalisé semble-t-il, mais sans échelle et difficilement exploitable (c'est le plan de Louis Provost) et, d'autre part, un ensemble de mesures réalisé en pieds et toises puis transposé en mètres. Mais ces informations manquent de rigueur, les mesures ne précisant pas suffisamment les points auxquels elles s'accrochent ; d'où confusion dans les interprétations.

Lorsque la mesure donne 38,60 m pour la largeur intérieure des vaisseaux de la grande nef, la valeur est sans équivoque. Il en est de même quand la longueur totale de 171m est précisée dans l'œuvre. Mais lorsque cette dernière est décomposée en diverses mesures donnant 68m pour la nef de l'accès au chœur,39m pourle chœur,21m pour le sanctuaire 5,50m pour le déambulatoire et enfin 4,50m pour la chapelle axiale, on est bien en peine de savoir où ces mesures doivent s'accrocher, d'autant qu'il y a deux transepts avec une partie droite intermédiaire.

La confusion dans les mesures consignées ne doit en aucune manière arrêter la démarche. L'erreur est rarement dans la mesure elle-même mais généralement dans le langage qui la consigne. Alors il nous faut retrouver l'esprit avec lequel les mesures de 1623 ont été réalisées et transcrites. L'auteur a mesuré des valeurs de mur à mur, ce qui n'était pas contestable mais il a aussi mesuré des espaces tel qu'il les percevait dans la vie de tous les jours. Ainsi, les 38m du narthex sont mesurés jusqu'au seuil de la nef sans que l'épaisseur du mur ne vienne en déduction. La nef de 68m est mesurée jusqu'à la clôture des moines, soit sur dix travées et non onze, tandis que les 21m du sanctuaire semblent compter de la face interne du mur orien tal du premier transept à l'extérieur de l'assise des colonnes du sanctuaire. C'est probablement une mesure réalisée sur le déambulatoire puisque l'intérieur du sanctuaire encombré par l'autel ne se prêtait guère à l'opération. Enfin, les 5,50m donnés pour largeur du déambulatoire sont aussi troublants à moins qu'on ne les prenne d'une grille clôturant le sanctuaire placée sur l'axe des colonnes.

Tout cela ne correspond pas à nos critères modernes mais il faut se souvenir qu'au siècle dernier les amateurs d'art mesuraient encore de la sorte, sans préciser de manière rigoureuse le point d'accrochage des valeurs consignées. Sur la base de ces éléments discutables, les inter­prétations sont divergentes et nombreuses; il existe un plan patronné par Marcel Aubert, qui considère 171m mesurés au revers des murs des barabans, ce qui paraît trop lourd de consé­quences pour être accepté.

En élévation les mesures faites au XVIIe s. sont, elles aussi, incertaines. A cette époque la grande nef culminait à 30m mais à cause de la déclivité du terrain les voûtes orientales étaient plus hautes. Celle du croisillon sud du grand transept que nous avons conservée fait 32,60 m. Ainsi les voûtes de la première travée, contiguës au chevet, devaient faire 33m.

Même incertitude pour les bas-côtés. Les mesures du XVIIe s. nous donnent une valeur de 10m pour le deuxième bas-côté et c'est acceptable. Par contre, elles indiquent 17,90m pour le premier et cela ne peut convenir pour la grande nef dont le sommet des piles se trou­vait à 11,80/12m. Les restitutions de K. J. Conant donnent environ 16 à 16,60m pour le bandeau qui court à la base du triforium. Dans ces conditions, et si nous admettons la base du grand berceau à 24m il nous reste deux fois 3,80 m pour le triforium et le niveau de fenê­tres hautes. L'ensemble ainsi décomposé paraît satisfaisant, mais alors que faire de la hauteur sous voûte de 17,90m pour un premier bas côté ? Peut-être pouvons nous l'affecter à la pre­mière travée contigue au sanctuaire. Cette dernière semble avoir été traitée de manière particu­lière. Le pas est plus grand.

En conclusion, cette longue quête dans l'incertain donne matière à des hypothèses diver­gentes qui furent chacune sans doute établies de bonne foi mais c'est le propre de la recherche que de brasser l'incertain pour arriver au probable.

Enfin, il nous paraît nécessaire d'aborder le problème des plans contemporains. Parmi les dessins il en est dont l'esprit et le traitement donnent confiance tandis que d'autres inspirent ouvertement la méfiance. Parfois ces derniers souffrent d'un traitement bien connu des techni­ciens que nous appellerons le mal de l'appareil à dessiner.

Aujourd'hui une opération de levée se déroule généralement en deux temps. Le dessinateur qui travaille sur place réalise d'abord un croquis porte-cote qui lui servira à consigner les mesures faites au décamètre et là se situe le premier écueil. Ce croquis réalisé avant les mesures n'est pas toujours favorable à la bonne transcription de ces dernières,d'où confusion dans l'accro­chage. Ensuite, ces relevés sont mis au propre, le plus souvent sur une planche à dessiner munie d'un appareil; c'est une machine de 100 à 120kg que l'on ne transporte pas. L'opération est donc réalisée loin du sujet et là se situe le deuxième écueil. Les mesures sont reportées sur le dessin définitif et quelquefois par rapport à des traits d'axe rigoureux et arbitraires. Ainsi, un édifice sérieusement gauchi se trouve subitement redressé. D'autre part faute de mesures récapitulatrices suffisantes les différences d'empilage se trouvent absorbées par de petites erreurs qui ne sont guère évidentes.

Enfin, les gens du bâtiment ont souvent la fâcheuse manie de gommer tous les traits de construction réalisés au crayon, une fois le dessin repassé à l'encre, ce qui fait disparaître les moyens de premier contrôle. Bien entendu ce caractère n'échappe pas à celui qui a longtemps pratiqué le métier.

Essai de restitution

Après brassage des documents,voici les coordonnées que nous avons retenues le sanc­tuaire comporte huit colonnes inscrites sur un cercle de 11,20m (ce qui donne 8m utiles) L'ouverture des huit colonnes est légèrement inférieure à 200°, ce qui donne un entre colon-nement de 28° environ. Ce sanctuaire est en hémicycle outrepassé. La valeur du centre à l'axe du doubleau de clôture est de 5,30m. Le déambulatoire est contenu dans un mur périphérique dont l'aplomb interne se trouve sur un diamètre de 23,60m;la largeur de 5,50m qui nous a été donnée par les mesures de 1624 est donc une valeur d'exploitation mesurée de la grille de clôture à la base des fenêtres, soit à l'intérieur d'un arc de décharge. Dans ces conditions la largeur pratique n'est que de 4,60m.

Les cinq chapelles rayonnantes s'inscrivent sur un secteur de 172°, soit pour chacune d'elle une ouverture de 43°; elles représentent un hémicycle de 4,40wde diamètre implanté sur un rayon de 12,70m environ soit lm au delà du nu externe du mur du déambulatoire. Chacune des chapelles forme donc un fer à cheval et leur accès n'est que de 3,40m.

Cet hémicycle est lié à une travée droite de plan franchement barlong,8,10m d'entraxe longitudinal et 6,30m entre l'axe du doubleau donnant sur la nef et le nu du mur externe, ce qui nous donne donc pour le secteur cloisonné de la voûte d'arête 6,90 x 5,70m. Enfin, les 21m de long donnés pour le sanctuaire sont à mesurer de la grille de clôture périphérique qui se trouve à l'axe des piles jusqu'à une clôture de fonction établie comme pour la nef en avant des embases des colonnes engagées donnant sur le transept, soit à 1,80 ou 2m de l'axe des piles.

Ces coordonnées nous donnent un plan qui n'est pas régulièrement rayonnant loin s'en faut. Les cinq chapelles qui ne touchent pas le mur pignon impliquent onze travées rayonnantes et les gravures anciennes confirment que c'est bien le découpage choisi pour les trois niveaux; ainsi ces structures périphériques ne peuvent s'accorder avec les huit colonnes du sanctuaire. Comment ce problème a-t41 été réglé ? Les hypotèses contradictoires sont nombreuses et nous allons tenter de forger la nôtre.


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Les origines du chevet à grand développement avec déambulatoire et chapelles rayonnantes sont généralement fixées au Ville ou IXe S. Mais elles peuvent remonter au Ve S. (à Grégoire de Tours) si l'on articule d'une certaine manière les trois déambulatoires concentriques que les fouilles ont mis à jour sur l'abbatiale Saint Martin. Enfin, nous verrons dans l'étude menée sur les pays de l'ouest que la formule est peut être dérivée de l'abside à chapelles rayonnantes et cette composition prend naissance sans doute sur les bords du Rhin dès le Bas Empire.
Ainsi, et en tout état de cause, les œuvres de l'époque romane sont l'aboutissement d'une longue genèse et pourtant, les compositions de la seconde moitié du Xle S. montrent encore une totale inadaptation aux impératifs du voûtement. Le beau chevet de Saint Etienne de Nevers qui date de 1080/1085 montre beaucoup d'incohérence dans le plan. Si la travée axiale est régulière, la seconde se trouve fortement gauchie et la voûte d'arête doit faire des prouesses pour s'intégrer. L'axe A.B qui échappe complètement au centre théorique de la composition montre que la rigueur dans le découpage rayonnant n'avait même,pas été envisagée.
Pour expliquer ce phénomène, nous savons que les petites réalisations utilisaient la voûte avec berceau de plan circulaire mais il est probable que la grande majorité des édifices d'importance furent conçus avec sanctuaire et déambulatoire non voûtés. Dans sa première implantation le chevet de Cluny III néglige lui aussi le découpage rayonnant régulier d'où la nécessité d'un changement de niveau pour installer le système de voûte cloisonnée sur le déambulatoire.


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Le plan du chevet de Cluny III

Le plan a cinq chapelles rayonnantes magistralement exploité à Saint Martin de Tours au début du siècle, avait semble-t-il quelques difficultés à se fixer. Le constructeur de Cluny, qui connaissait la grande abbatiale de Touraine, va s'en inspirer et reprendre aussi la non concordance des travées qui constituait le handicap majeur de la composition. Son hémicycle outrepassé forme onze travées tandis que les huit colonnes du sanctuaire ne lui donneront que neuf points d'appui (Fig. A) Dans ces conditions il est impossible d'établir des voûtes d'arête régulières sur le déambulatoire et la seule formule était le voûte-ment archaïque avec berceaux sur plan circulaire et berceaux rayonnants en pénétration. Mais cette manière de faire, communément exploitée au Xle s. sur les petits édifices, ne parut pas satisfaisante sur un aussi vaste programme. Pour sortir de ce dilemme, le Maître de Cluny décida de construire un niveau supplémentaire pour permettre aux onze travées rayonnantes de s'établir côté sanctuaire sur un niveau d'assises supérieur aux arcades (Fig. B). A Paray le Monial, son second programme, il prendra soin d'établir un plan rayonnant.

L'élévation du chevet de Cluny III

Jusqu'au milieu du siècle, vers les années 1950/55, les auteurs qui abordèrent le sujet de Cluny III firent preuve de la plus grande réserve. Si les écrits ne manquent pas, les essais de restitution furent pratiquement inexistants. Ainsi, quand vers les années 1960, et pour conclure ses travaux le Professeur Conant fit réaliser des maquettes qui restituaient la grande abbatiale bourguignonne, bon nombre de traditionalistes furent surpris. Ils jugèrent cette méthode typique de la psychologie d'Outre Atlantique et personne ne doutait alors que cette affirmation était lourde de sous-entendus. Mais les objections et les critiques, même les plus judicieuses, restent stériles si elles ne s'intègrent pas dans un ensemble cohérent et finalement dans une nouvelle restitution plus probante que la précédente. Ainsi la démarche qui porte à la restitution est finalement la seule qui soit positive, même si elle amène parfois plus de critiques que de compliments.

Les contrevorses vont naître sur la question du déambulatoire. Il n'était pas possible d'établir des voûtes d'arêtes traditionnelles avec onze travées sur le mur périphérique et seule­ment huit supports sur le sanctuaire. Les gravures du XVIIe s. nous montrent que le construc­teur a surélevé le mur périphérique comme à Paray le Monial mais elles montrent également que ce mur est décomposé lui aussi en onze travées avec contreforts, ainsi le problème n'était pas résolu mais simplement déplacé d'un niveau. Ces onze travées rayonnantes, bien caracté­risées, témoignent que dans l'esprit du constructeur la disparité du déambulatoire devait se résoudre côté sanctuaire sur un plan d'assise situé au-dessus des archivoltes.

Cependant le niveau ainsi obtenu semble trop bas pour s'aligner sur la base du triforium et trop haut pour s'aligner sur les tailloirs de la première travée droite. Dans ces conditions il est difficile de trouver un enclenchement rationnel et les hypothèses de construction peuvent se développer nombreuses et divergentes. Les envisager toutes serait fastidieux mais il est possi­ble de les résumer en deux options fondamentales. La première étant celle adoptée par le Professeur Conant, la seconde étant contradictoire et plus conforme semble-t-il au dessin du XVIIe s. que nous avons déjà mentionné.

Première hypothèse de construction (selon KJ. Conant)

La corniche qui marque le niveau inférieur et qui fait le tour du chevet au sommet des chapelles rayonnantes se trouve placée légèrement plus bas que l'extrados des culs de four. Cet étagement permet une couverture à très faible pente réalisée en dalles de pierres à la man-nière bourguignonne archaïque, comme c'est le cas dans la chapelle orientée conservée sur le deuxième croisillon Nord. Mais dans ces conditions l'arc d'accès aux chapelles est lui aussi plus haut que la corniche externe.

Au deuxième niveau, la couronne de fenêtres médiane s'établit sur une corniche interne qui se trouve donc sans correspondance avec celle située à l'extérieur. Cette assise interne servira aussi de base aux voûtes d'arêtes archaïques qui coiffent le déambulatoire. Enfin les fenêtres médianes vont se placer dans le volume du formeret ce qui leur donne un rapport proche du carré.

Cette hypothèse de restitution s'inspire de Paray le Monial,mais dans cette seconde réali­sation du Maître de Cluny, les supports internes et externes du déambulatoire sont en harmonie ce qui n'est pas le cas dans la construction mère.

Ici les dix doubleaux partant du découpage extérieur ne vont rencontrer que huit colonnes sur le sanctuaire et l'hypothèse de restitution imagine de resserrer ces huit colonnes pour les faire coincider avec les travées du centre et réaliser ainsi aux ailes un entrecolonnement plus grand qui coiffera deux travées avec une voûte d'arête unique. Dans ce traitement les archivoltes du centre sont très surhaussées tandis que celles qui se trouvent aux ailes, contiguës au mur pignon, sont en plein ceintre. Cette restitution interne du sanctuaire fait assurément penser à la manière auvergnate et ce serait alors à Paray le Monial que reviendrait le mérite d'avoir créé le traitement d'esprit Clunisien que nous verrons ultérieurement.

Dans cet étagement les tailloirs établis au dessus des colonnes sont naturellement alignés sur la corniche du mur périphérique tandis que les arcades du sanctuaire sont dominées par une autre corniche qui vient s'aligner sur les tailloirs des piles de la travée droite, les bas-côtés étant beaucoup plus hautsque le déambulatoire. Au-dessus des arcades du sanctuaire;un niveau de mur aveugle représente le volume des combles du déambulatoire et correspond au niveau des voûtes des bas côtés. Enfin, la couronne de fenêtres hautes, le troisième niveau du sanc­tuaire, s'aligne sur le triforium de la partie droite tandis que le cul de four se trouve clôturé par un doubleau brisé inscrit dans le mur pignon. A ce niveau,pas de contestation possible.

En effet, toutes les gravures nous montrent clairement que le cul de four est nettement dissocié de la voûte établie sur la première travée droite et doit se trouver 4 à 4,50m plus bas que cette dernière. Le mur pignon ainsi dégagé se trouve percé au centre d'une grande fenêtre c'est la composition qui sera reprise à Paray le Monial.

Maintenant et toujours selon la première restitution, voyons le traitement extérieur. Le deuxième niveau ou partie haute du déambulatoire, se trouve conditionné par les voûtes d'arêtes internes et sa hauteur est modeste : 4m environ, soit 0,5 de la hauteur des chapelles tandis que la gravure que nous avons prise en références nous donne environ 0,8. C'est donc à ce niveau que se situent les options les plus discutables.

Cette faible importance relative donnée au niveau haut du déambulatoire se trouve com­mandée par la disposition des voûtes d'arêtes mais aussi par un oculus placé dans le volume des voûtes de la partie droite. Il est bien identifiable sur les gravures et doit déboucher au dessus des combles du déambulatoire.

Sur les gravures cet oculus apparaît centré sur le niveau inférieur des fenêtres hautes du sanctuaire et c'est une disposition impossible à obtenir dans la restitution considérée puisque la base des fenêtres se situe au niveau du bandeau qui couronne la travée du bas-côté. Pour sortir de cette situation, la restitution doit donc tricher. D'abord l'oculus en question voit sa taille réduite puis il passe franchement en dessous de la base des fenêtres hautes et enfin le deuxième niveau du sanctuaire dont l'importance relative nous semblait déjà faible doit s'ac­commoder d'une couverture en dalle de pierres posée sur l'extrados des maçonneries ce qui la fait arriver bien en dessous de la base des fenêtres hautes. Cet étagement se trouve contredit par toutes les gravures analysées.

Ainsi dans cette restitution où la plupart des options sont logiques et convaincantes, les seules réserves que l'on doit émettre se situent dans les parties hautes du déambulatoire mais les-choix retenus ont été commandés, nous l'avons vu, par la position des oculi. Ce sont eux qui contraignent la hauteur du second niveau du chevet et de là découlent toutes les options que nous avons jugées critiquables.

Pour sortir du dilemme deux voies s'offrent à nous. Ou bien dissocier radicalement les niveaux de la travée droite de ceux du chevet pour descendre ce dernier de plus d'un mètre, ce qui remettrait en cause bon nombre d'options déjà acquises ou bien alors déplacer la position des oculi ce qui parait assurément plus simple. En effet, dans la gravure que nous avons choisie et qui semble la plus convaincante, ils apparaissent de grand diamètre et de forme poly lobée, à la manière du Xlle s. finissant. Il suffit donc de les imaginer comme le fruit d'un aménagement ultérieur réalisé au détriment d'un voutin pour que tout rentre dans l'ordre. C'est la solution que nous adopterons.

Seconde restitution

Avant d'aborder l'enclenchement des différents niveaux, il nous faut préciser le cadre choisi. Nous avons vu que les incohérences apparentes dans les hauteurs livrées par l'étude du XVIIe s. pouvaient s'expliquer par la dénivellation du dallage en pente ou à degrés vers l'Est. C'est la meilleure manière de placer la hauteur sous voûte de 17,90m mesurée lors de l'étude de 1632. Ainsi nous adopterons une hauteur de 32,60m sous berceau pour la partie droite du chevet; nous admettrons aussi, selon les témoignages des gravures, un alignement du bandeau qui court à la base du triforium tout autour de l'édifice. Dans ces conditions il se trouve à 18,60m sur la travée droite, ce qui donne une hauteur de tailloir de 13,60m environ compte tenu de la portée de la travée.

Cette hauteur de 13,60 c'est celle du bandeau qui court au dessus des arcades du sanctuaire et c'est aussi le niveau que nous choisirons pour fixer toutes nos hypothèses de construction mais nous refuserons l'alignement des arcades du sanctuaire et des voûtes du déambulatoire selon le parti d'Auvergne, le traitement clunisien étant d'un tout autre esprit. Enfin, ce traite­ment « clunisien » va nous permettre de résoudre différemment et de meilleure manière le problème posé par la non concordance des colonnes du sanctuaire et des travées du déambu­latoire. L'option consiste à désolidariser arcades et voûtes pour placer ces dernières au dessus d'une assise indépendante ainsi la non concordance n'est plus un handicap.

Dans cette enclenchement les tailloirs des colonnes du sanctuaire se trouvent à 11,40m Le sommet des arcades à 13,60m et les voûtes du déambulatoire s'appuient côté interne sur un bandeau établi à 13,60m, ce qui porte le sommet du berceau de plan circulaire à 15,60m, 15,80m. Comme la partie droite est plus large que le chevet, l'axe du bas côté se trouve déporté de 1,40m par rapport à celui du déambulatoire, ce qui fait gagner sur la pente de la couverture. Dans ces conditions nous pouvons obtenir un oculus de 2,40m de diamètre à condition de l'aligner au plus juste sous le sommet de la voûte du bas côté et d'imaginer sur le déambulatoire une couverture en dalles de pierres comme nous le montrent certaines gravures antérieures à 1760. Mais nous l'avons dit, ces oculi comme les couvertures en dallesde pierres sur l'extrados du déambulatoire doivent être des aménagements ultérieurs. Le larmier qui cou rait à la base des fenêtres hautes du sanctuaire témoignait pour un traitement original avec couverture de tuiles sur charpente.

Après cette option la démarche devient simple. Elle consiste à prendre les rapports que l'on peut mesurer sur les diverses gravures et placer les valeurs ainsi obtenues sur la hauteur totale admise-, voici les cotes obtenues.

La hauteur sous voûtes des chapelles rayonnantes est de 8,20m par rapport au plan de références mais comme le déambulatoire est légèrement en contrebas, la hauteur réelle est de 8,80m environ. A l'extérieur, chapelles et murs périphériques sont marqués d'un bandeau sur corbeau qui se trouve à 7,60m par rapport au plan de références,mais à l'intérieur du mur périphérique un autre bandeau de transition se place à une hauteur de 9,60m c'est lui qui servira de base à la couronne de fenêtres qui éclaire la partie haute du déambulatoire. La hau­teur de leur ouverture est de 3,20m,comme pour celles des chapelles rayonnantes. Ces fenêtres s'inscrivent donc dans les berceaux rayonnants des voûtes d'arête du déambulatoire, tandis que le berceau de plan circulaire dont le sommet a été fixé à 15,80m trouve une assise à 13,60m donc située au-dessus des arcades du sanctuaire.

Au dessus du bandeau qui forme larmier pour les combles du déambulatoire, et qui s'aligne nous l'avons dit sur le sommet du bas côté, se développe la couronne de fenêtres hautes. Le niveau disponible est celui du triforium de la partie droite, soit 4m environ. Enfin, l'ensemble est couronné par un cul de four d'une hauteur de 5,80m lui-même clôturé par un doubleau correspondant au mur pignon et dont le claveau est à 27,40m soit 4,80 au dessous du sommet du berceau de la partie droite.

Bien entendu le calcul des rapports donne des valeurs précises et nous les avons transcrites telles quelles. Mais, par principe, elles sont approximatives. Si l'hypothèse est exacte, la marge d'erreur est de 3 à 4% environ, ce qui représente 40cm de décalage à placer ou à répartir sur les différents niveaux.

Conclusion très générale et très provisoire

Au delà des hypothèses, le chevet de Cluny III reste difficile à situer dans le contexte roman. Il fait partie de ces œuvres exceptionnelles qui marquent les courants sans les avoir subis. Vu de l'extérieur l'ensemble fait penser à une composition à tribunes, tels les chevets de la première génération gothique de l'Ile de France,mais les chapelles rayonnantes sont sépa­rées par des travées intermédiaires comme il est convenu dans les plans romans; les chapelles gothiques étant, elles, toujours contiguës. Il n'est donc pas nécessaire de chercher dans l'archi­tecture romane septentrionale disparue un modèle avec tribunes qui aurait pu inspirer le constructeur de Cluny. Le meilleur fil conducteur pour expliquer ces escalades dans les niveaux reste le développement d'un programme initial jugé trop modeste.

Si nous supprimons le niveau haut du déambulatoire, nous perdons 5m et si nous alignons le cul de four sur le berceau de la partie droite, nous réduisons encore de 4m, ce qui fait 9m. Cela nous donne donc une hauteur sous voûte de 24m et nous nous rapprochons ainsi du rapport communément exploité dans les constructions romanes de la fin du Xle s. et du début du Xlle s. Les 4m gagnés au sommet ont permis d'installer le niveau de fenêtres hautes tandis que la surélévation du déambulatoire donnera aux colonnes du sanctuaire un rapport et une légèreté externes. Avec un diamètre moyen de 0,65m et une hauteur de 9,20m nous avons un rapport de 1 à 14, c'est une hardiesse qui ne sera jamais reprise. A Paray le Monial, ce rapport sera réduit à 1 sur 12.

Comme l'ensemble du chevet portant sur ces colonnes, murs périphériques, culs de four ainsi que la moitié des voûtes du déambulatoire devaient avoisiner 1000 à 1200 tonnes de maçonnerie, et que la surface des 8 colonnes n'excédait pas 30 000cm2. La contrainte était donc de 40 kg par cm2 à l'intérieur des colonnes. C'est un record qui ne sera jamais battu ni même égalé dans l'architecture romane et gothique.

L'Elévation du chevet de Cluny III dans le contexte du XIes.

Une escalade dans un programme jugé trop contraignant

En élévation, le chevet de Cluny III se présente comme une escalade dans un programme mal conçu à l'implantation. Cinq chapelles rayonnantes non contiguës à la manière romane donnent onze travées rayonnantes et l'étagement rationnel est difficile à obtenir si l'on veut aboutir à un rapport hauteur largeur coutumier sur la partie droite. Avec un diamètre d'accès aux chapelles de 21,40m le chevet de Cluny III était le plus vaste jamais réalisé. Ce plan donne aux chapelles une ouverture de 3,60m environ ce qui fait avec un rapport habituel de 2,5 à 1 une hauteur de 9m. Dans une composition traditionnelle est aussi la hauteur des voûtes du déambulatoire. Si nous ajoutons à cette valeur 2m pour coiffer les couvertures des chapelles, et 4m ensuite pour le comble du déambulatoire, cela nous donne 14m pour la base du niveau de fenêtres hautes. Si nous leur accordons la même hauteur que celle des chapelles (toujours selon la coutume) nous avons 3 à 3,50m et la base du cul de four se trouve portée à 18m Comme les 21,40m à l'accès des chapelles doivent donner un sanctuaire de 11 à 12m à l'axe des piles et un diamètre intérieur voisin de 10m, le cul de four doit faire au mieux, 6m de haut. Nous arrivons donc à 24m:c'eût été la hauteur du chevet de Cluny III si le constructeur s'était astreint à l'étagement traditionnel.

A St-Sernin de Toulouse, avec un cercle de 17m, le sommet des voûtes du sanctuaire atteint 20m,mais les chapelles rayonnantes sont plus hautes que de coutume, rapport supérieur à 3;5 sur 1 .**

Avec une hauteur de 24m la nef de Cluny III aurait eu la seconde place après le Kaiser Dom de Spire, mais le Maître de Cluny n'était pas homme à respecter les manières et propor­tions coutumières. Son talent le poussait à créer au-delà du commun. Avec la surélévation du déambulatoire, il va gagner plus de 4m et 4m encore en dissociant la voûte de la partie droite de celle du cul de four, ce qui va lui donner une hauteur totale de 33m (dans les parties orientales).

Parmi les dessins représentant le chevet de Cluny III, celui-ci nous semble le plus digne d'intérêt bien que l'œuvre dans son ensemble comporte de nombreuses aberrations. Si nous analysons les fuyan­tes, l'observateur se trouvait à grande distance — 800 à 1000 m environ — mais ce n'est probablement qu'une restitution arbitraire et l'artiste a superposé plusieurs plans de manière irrationnelle.

Si nous prenons l'alignement de la tourelle d'escalier sud et du baraban occidental, l'édifice est vu sous un angle de 9° mais, si nous prenons les tours de croisée du grand et du petit transept, l'angle passe à 18°. D'autre part, le grand transept dont l'envergure externe était de 78 m et Ja hauteur sous faîtage de 39/40m., devait représenter un volume de 1 x 2 et le dessin nous donne un rapport de 1 x 1,6. Ces éléments joints à d'autres mesures angulaires vont nous permettre de retrouver la démar­che du dessinateur.

Dans un premier temps, il se place à une distance d'environ 90/100 m. des parties orientales de l'édifice et selon un angle de 9°. De là il dessine l'ensemble du chevet, le mur pignon et le petit tran­sept. Ce premier plan est bien traité. Nous connaissons l'angle, nous pouvons donc restituer les vraies grandeurs et nous ferons confiance aux mesures ainsi obtenues. Mais cette première position trop rap­prochée empêche l'artiste de découvrir l'ensemble de l'édifice alors il relève rapidement les rapports qu'il voit dans le plan horizontal et place l'encombrement du grand transept. Son angle de vision est alors de 31/32°, c'est la projection du petit transept sur le grand qui nous a permis de déterminer la distance qui sépare l'observateur du sujet, et c'est cet angle qui va donner les aberrations d'ensemble.

Ensuite, pour finir son dessin, l'homme prend du recul, environ 800 à 1000 m. Il découvre alors l'ensemble des tours et l'angle vertical est devenu très faible 4° environ. Le sommet du grand transept se trouve aligné avec le sommet du petit et c'est ce qui donne l'aberration dans le rapport hauteur/ largeur 1 x 1,61 et non 1x2.

Enfin, la situation de la tour de la croisée du petit transept constitue une erreur supplémentaire. Elle fut dessinée dans l'axe ce qui va lui donner une situation apparente dans l'ensemble de 9 + 9= 18°.

En résumé, nous n'exploiterons sur ce dessin que les parties les plus probantes, soit le chevet et le mur vus sous un angle de 31-32° et d'une distance de 90-100 m. C'est ce qui nous donnera l'étagement des hauteurs.


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