L'ÉGLISE DES TEMPS DIFFICILES

AVANT PROPOS

De l'église des humbles à l'église triomphante, de la croix des martyrs plantée dans les amphithéâtres romains à la croix flamboyante qui orne l'étendard des Croisés, sept à huit siècles se sont écoulés: ce sont les temps difficiles et le message révélé a-t-il gardé son intégrité ?

LES RELIGIONS REVELEES

Sur l'Acropole, et pour la première fois, l'homme a regardé les Dieux en face et, toute angoisse vaincue, les brumes de son esprit se sont dissipées.

Après la profession de foi où l'individu reconnaît son créateur, viennent les dieux qu'il faut prier pour améliorer les relations et obtenir quelques faveurs non méritées. Puis s'organise une hiérarchie au sein du Panthéon, Athènes pas plus que Rome ne saurait vénérer des Dieux de modeste condition céleste. Ensuite viendront les héros à qui l'homme confie la charge de ses grands problèmes souvent nés de ses négligences. Ainsi le Panthéon occidental acquiert ses caractères et les croyances deviennent peu à peu religion.

Mais, dans le vaste empire de Rome, tous ne partagent pas ces croyances importées par les Maîtres. Sur les terres de Galilée, naît une religion révélée, phénomène dont l'Orient semble avoir le privilège.

Dans le Panthéon occidental, la création, le ciel, la terre, les eaux, les nuées et le temps qui s'écoule constituent un domaine sur lequel l'homme n'a aucun droit. Lui-même et toute créature vivante peuvent tenter de s'y ménager quelques conditions particulières en priant les divinités, mais les hommes, pas plus que les Dieux ne sauraient échapper aux conséquences de leurs actes. Cela met au premier chef la responsabilité de chacun devant la création et devant le créateur. Ainsi, les Dieux et les hommes ne sauraient se soustraire à leurs obligations.

Le message délivré par le Prophète doit mener à un contexte totalement différent. Il vient pour sauver les hommes de leur misère, pour les sauvegarder de leurs erreurs et négligences, et toute responsabilité s'estompe et disparaît. Il suffit de suivre la loi du Seigneur selon la parole du Prophète pour accéder à un monde idéal, un véritable paradis sur terre. Les deux démarches religieuses sont donc fondamentalement incompatibles. Et, si d'aventure, les fautes et négligences des croyants mènent aux pires difficultés peu importe puisque dans cette vallée de larmes tout doit conduire à un monde meilleur, un monde où tous peuvent être admis et en particulier les plus inconséquents. N'y a-t-il pas plus d'attention pour une seule brebis égarée que pour le troupeau des fidèles ?

LES IMPLICATIONS POLITIQUES

Dans la pensée antique, les puissants comme les humbles étaient également faillibles et la naïveté de Crésus faisait des gorges chaudes. Ainsi, le pouvoir politique et la puissance de l'argent d'une part, les vertus de l'intelligence d'autre part, avaient leur juste poids dans les plateaux de la balance. Le Prophète lui, au contraire, porteur de la parole révélée se situe en condition d'infaillibilité entre le Créateur et les Hommes et prend logiquement toutes les charges et responsabilités. Il détient par conséquent les pouvoirs avant de les conférer à ses serviteurs. Ainsi l'église (l'assemblée des fidèles), menée par ses pasteurs, va se heurter au pouvoir politique avant d'être tentée de s'en emparer afin de libérer le troupeau de toute contrainte profane. Ajoutons aussi que le côté fraternel donc nécessairement égalitaire du message destiné au plus grand nombre doit stigmatiser la richesse et nous comprendrons que Rome, pourtant très ouverte à toutes les croyances privées, ait combattu et persécuté les Chrétiens avec tant d'acharnement.

Ensuite, l'Église d'Occident sera obligée d'accepter un subtil compromis avec le pouvoir temporel mais en lui laissant les tâches non conformes à son éthique.

En Méditerranée, Église apparaît d'abord comme un schisme au sein de la famille d'Israël. Pour les chrétiens, finie la notion de peuple élu, de terre promise, l'univers est leur domaine. La Pentecôte va favoriser l'intégration des Juifs dans le monde occidental, leur dilution penseront les fidèles de la loi de Moïse. Un instant, Arius ou Arianus, moine d'Alexandrie, tentera de réunir les frères ennemis en faisant de Jésus un prophète ordinaire, mais sa doctrine aura pour effet de multiplier les chrétiens et de creuser davantage le fossé au sein des enfants d'Israël.

LES CHRETIENS EN MEDITERRANEE

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Sur les terres de l'ancienne Carthage, les Romains de souche, peu nombreux, se sont installés selon un statut colonial avec de riches demeures permises par la gestion de vastes domaines tandis que les villes du littoral qui traînent les richesses de l'intérieur reçoivent des monuments fastueux. Un petit nombre de Puniques ont accepté de vivre selon les us et coutumes de ces conquérants venus d'ailleurs mais le plus grand nombre, et les plus modestes en particulier, se replient sur leurs conditions et cultivent leur différence. Bientôt la reconnaissance des plus modestes se fera sur des caractères Sémites retrouvés. Certes les impératifs de la vie de tous les jours leur impose de se romaniser dans leur comportement public mais leur vie privée, ainsi que leur réflexion politique et religieuse, se distinguent de celle des maîtres Romains.

A la période faste de l'Empire, deux courants d'opinion se partagent l'esprit de ces Africains. Faut-il jouer la carte romaine avec ses avantages économiques ou bien préserver son identité culturelle au prix de quelques sacrifices ? Avec le temps, les plus souples d'esprit, les plus ambitieux aussi, choisiront l'intégration par les affaires mais c'est un petit nombre. La majorité de ces gens va se replier sur elle-même, tout en accusant les maîtres et le système de leurs misères et difficultés. Cependant, en ces temps où Rome la splendide règne sur le monde, leur poids politique est dérisoire.

C'est naturellement cette population Sémite, modeste et besogneuse, qui sera la première tentée par le caractère égalitaire et fraternel du message véhiculé par les Chrétiens. Les affinités profondes qui lient Juifs et Sémites faciliteront grandement l'implantation de ces premiers missionnaires. Une difficulté cependant: la majorité d'entre eux est de langue grecque et c'est le latin qui s'est imposé sur les terres Puniques. Ce phénomène explique sans doute les deux à trois générations de retard prises par les églises du bassin occidental de la Méditerranée par rapport aux communautés de la partie orientale.

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D'autre part, la main de Rome demeure pesante à l'égard de ces peuples naguère ennemis et les chrétiens Sémites plus que tout autre se méfient du pouvoir impérial. En 200 de notre ère, si les convertis sont déjà nombreux dans la région de Carthage, les églises identifiées sont au nombre de trois autour de la métropole et quatre dans l'arrière pays. Il y a là, sans doute, 10.000 participants avoués mais un fort contingent de sympathisants. A la même époque, et comme nous l'avons vu précédemment, les églises avouées du bassin oriental de la Méditerranée sont au nombre de 90 mais nous sommes là en terre de culture grecque et dans le domaine de prédilection de la Diaspora. Ici, les Romains ont sans doute quelques difficultés à distinguer les Chrétiens parmi les Juifs qu'ils tolèrent.

Dès la fin du second siècle, cette société chrétienne de Carthage, sans doute la plus importante du bassin occidental de la Méditerranée va essaimer vers d'autres domaines naguère Carthaginois et notamment sur le cours du Guadalquivir où les populations d'origine Sémite sont également nombreuses.

Sur les deux premiers tiers du III°s, l'ordre Romain se désagrège et les rares empereurs de caractère ont bien d'autres préoccupations que les interdits religieux. Cette période troublée voit les premières grandes invasions et servira de révélateur aux communautés chrétiennes. Le phénomène se manifeste en particulier dans les terres Carthaginoises à population Sémite ainsi que dans Rome et les ports de la côte Italique occidentale où les émigrés orientaux sont nombreux.

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LES EGLISES AVANT 304

Durant deux siècles, la religion chrétienne née chez les petites gens de Palestine tente de s'imposer au sein de l'Empire mais les conditions socio-économiques ne lui sont guère favorables. Le monde romain ne manque pas de pauvres mais le cadre relativement libéral laisse à chacun suffisamment d'espoir pour alimenter ses rêves. La pauvreté est alors une condition pas encore une religion mais tout va changer dès 250. Par excès de confiance en elle, ou par lâcheté, la société romaine qui a laissé tomber sa garde bascule brutalement dans la crise la plus sanglante que l'Occident ait connu. Les destructions sont telles que dans les 50 années qui vont suivre, le rêve n'est plus possible. Le temps est venu d'une religion des pauvres. Les chrétiens voient là, un champ d'action éminemment favorable mais est-ce vraiment selon l'évangile?.

L'église annoncée non pour effacer le judaïsme mais pour confirmer l'alliance, se comporte d'abord tel un schisme au sein de la communauté d'Israël. Après l'Asie Mineure, l'Afrique et l'Espagne sont évangélisées à leur tour. Là nous sommes dans un monde où le latin est pratiqué exclusivement. Les zones où les communautés seront en plus grande densité sont les anciens territoires puniques où les orientaux s'étaient installés au temps de la splendeur de Carthage. L'ancien domaine punique d'Afrique deviendra même le plus sûr bastion de l'église dans les temps difficiles.

En 304, sous les persécutions de Dioclétien, les églises d'Espagne sont au nombre de 45 et 35 d'entre elles se trouvent sur les anciennes possessions carthaginoises. En Afrique, la totalité des 90 églises se situe sur l'ancien domaine punique. Certes les puniques ne sont pas juifs, mais la nation d'Israël avait choisi pour terre promise les collines de l'arrière pays Phénicien et nous les retrouverons dans l'empire romain, côte à côte, comme frères ennemis.


LES CHRETIENS EN GAULE

L'implantation des Chrétiens en Gaule semble marquer un très net retard par rapport à la diffusion Méditerranéenne. En 200, les communautés reconnues sont au nombre de six et toutes se trouvent sur la voie de pénétration que constitue la Chaussée d'Agrippa. Les villes touchées sont Marseille, Arles, Vienne, Lyon, Trêves et Cologne.

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Les pasteurs chrétiens arrivent en Gaule sur le cours du second siècle et sans doute par voie maritime. En 200 de notre ère, les églises organisées et identifiées sont au nombre de 6: Marseille, Arles, Vienne, Lyon, Trêves et Cologne. Toutes se trouvent sur le tronçon majeur de la Chaussée d'Agrippa et la propagation de l'Evangile semble liée aux acteurs du flux économique empruntant la voie. Cette première implantation nous suggère une autre remarque. Des Métropoles essentiellement rurales comme Dijon et Langres ne sont pas touchées par le phénomène. Les six villes en question ont toutes engendré d'importants quartiers extra muros avec un sous prolétariat cosmopolite où les premières communautés chrétiennes peuvent vivre et prosporer en relative quiétude, à condition toutefois d'éviter les actes par trop provocateurs ce que ne firent sans doute pas les chrétiens de Lyon, tels Pothin et Blandine, martyrisés avec d'autres en 177.


Sous le règne de Constantin, après l'édit de Milan qui accorde liberté de culte aux Chrétiens, ces derniers peuvent se montrer au grand jour et se compter ouvertement. Au Synode d'Arles, tenu en 314, les églises de Valence, de Mende et Visan, d'Autun, de Reims, de Bordeaux, ainsi que celles d'Eauze viennent se joindre aux six précédemment citées. En outre, des textes nous signalent des communautés chrétiennes organisées à Narbonne, Apt, Dié, Toulouse, Clermont, Limoges, Poitiers, Bourges, Besançon, Tours, Auxerre, Sens, Paris, Chartres, Rouen, Soissons, Metz et Tongre. Nous avons alors douze églises d'importance qui délèguent des représentants au Synode et dix neuf communautés suffisamment structurées pour rédiger des textes qui les feront connaître. Mais cette énumération ne nous renseigne guère sur le nombre des convertis.

Ces trente et une cités touchées par le mouvement religieux représentent environ 30% des agglomérations mais ce chiffre ne reflète sans doute pas la réalité. D'autres villes ont reçu des Chrétiens en petit nombre mais 2 à 3% de la population qui se distingue par ses croyances n'est pas en mesure de se faire connaître. Nous dirons que la moitié des agglomérations caractérisée compte alors des communautés chrétiennes allant de 1 à 20% de la population.

Nous remarquerons que la plus forte concentration s'est faite à partir de la grande Chaussée d'Agrippa menant de la Méditerranée à Boulogne avec de fortes ramifications vers le Bassin de la Seine. Le mouvement suit donc le flux migrateur engendré par la reprise économique puisque la crise a moins touché le Bassin Méditerranéen que les terres Gauloises.

Tentons maintenant une estimation probable des populations chrétiennes sur les terres Gauloises. Le pays se redresse péniblement mais la poussée démographique l'emporte toujours sur la reprise économique. Sur les terres situées entre Rhin, Alpes et Pyrénées, les populations de la période faste avoisinaient 25 à 30 millions d'individus, ils ne sont plus que 8 à 10 millions et la récession a plus durement touché les villes que le monde rural qui faisait vivre la surpopulation urbaine. Le rapport entre ruraux et citadins qui était sans doute de 12 à 14% est donc tombé à 6-8%, ce qui nous donne au début de ce IV°s. environ 400.000 citadins.

Si la moyenne des populations christianisées est de 20% dans les cités touchées par le mouvement, le nombre des convertis peut être estimé à 30/40.000 en milieu urbain. Avec les croyants acquis dans l'environnement rural immédiat, un nombre de 40 à 50.000 convertis paraît, sinon plausible, du moins logique. Ce n'est qu'une infinie partie de la population et les campagnes demeurent en dehors du phénomène. Le levain est en place mais la conquête des âmes d'Occident sera longue.

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Après l'Edit de Milan, qui accorde aux chrétiens liberté de culte mais non exclusivité de la pensée religieuse, les convertis de Gaule se trouvent essentiellement parmi les populations urbaines que les troubles du siècle précédent ont mis en profondes difficultés. L'humeur est à la reconstruction et non aux questions religieuses et les chrétiens alors peu nombreux sont, semble-t-il, mal aimés. Sur les 30 églises identifiées en 314, 12 se trouvent toujours dans le sillon rhodanien et sur le parcours de la Chaussée d'Agrippa menant à Cologne, 4 sont installées en Aquitaine et 5 sur la voie économique qui suit la vallée de la Seine. Contrairement aux églises d'Asie et d'Afrique, les communautés chrétiennes d'Occident vont rapidement se ranger sous la crosse de l'évêque de Rome successeur de Pierre. Ainsi, dès le départ de Constantin pour l'Orient, les chrétiens s'installent dans les structures d'empire et s'articulent de manière quasi politique.


L'EGLISE AU CONTACT DES REALITES

Les progrès de l'église ne se sont pas réalisés de manière continue tel un crescendo. Sur les terres d'Occident, les premiers convertis sont doublement condamnés par la société romaine en place, comme étrangers d'abord et comme subversifs ensuite. Mais les persécutions dont elles sont victimes feront la force des premières églises. Pourchassés, les chrétiens vont se réfugier dans la clandestinité et se mêler à la foule des pauvres qui gravite autour des grandes cités: c'est là qu'ils trouveront leurs premiers disciples. Le caractère fraternel, le contenu social du message, feront merveille en ce milieu marginal et s'il est des bourgeois parmi les premiers convertis, ils furent souvent conquis dès leur enfance par leurs propres gens de maison déjà acquis en secret.

Plus l'empire s'enfonce dans le désordre politique et les difficultés économiques, plus grand est le nombre de convertis. Les abus commis par les grands propriétaires terriens ainsi que l'acharnement des collecteurs d'impôts travaillant pour un régime indigne mettent en lumière l'ordre moral plus humain que proposent les chrétiens. Mais cet accueil favorable qui devait aboutir à une réforme de la société coïncide avec les grandes invasions et la période tragique qui s'en suit.

Au plus profond des troubles la majorité des populations occidentales se persuade que les mouvements politiques et religieux cultivés en milieu plébéienne affaiblissent le pouvoir politique mais surtout cassent la notion de devoir civique qui faisait la force de l'empire. Dans le chaos qui suit le passage des bandes Germaniques, les villes incendiées se replient sur un périmètre de défense cerné de murailles et organisent des milices armées. C'est alors aux campagnes de souffrir des troubles engendrés par les invasions venues de l'Est mais aussi par les bandes armées nées du désordre. En 285, sous Dioclétien, les Chrétiens qui se manifestent à nouveau sont sous le poids d'une condamnation de principe et les persécutions qu'ils subissent seront les plus violentes qu'ils aient connues.

En bonne logique, il est difficile d'imaginer que 80 à 100 millions d'occidentaux aient pu se faire submerger militairement par quelques centaines de milliers d'envahisseurs. La société occidentale était véritablement au fond de la déchéance et au comble de la lâcheté. Le caractère pacifique du message délivré par les Chrétiens eut sans doute quelques implications dans la décadence de la civilisation Romaine, mais dans une bien modeste mesure. En Occident, l'Empire fut victime des exactions perpétrées par l'armée de métier et sans doute aussi "d'un transfert de technologie" favorisant davantage Outre-Rhin le développement des moyens d'agression que ceux de progrès.

L'édit de Milan voulu par l'Impératrice Hélène et accepté par Constantin a rétabli la paix sociale dans la péninsule Italique mais dans les villes de Gaule, maintenant repliées derrière leurs murailles, l'humeur n'est pas tendre à l'égard des Chrétiens. On oublie trop que l'église n'a reçu que la liberté de culte et non l'exclusivité de l'expression religieuse. Nombreux sont encore les adeptes des croyances antiques. Lorsque l'humeur lui en prend, Saint-Martin parcourt les campagnes à la tête d'une bande de fidèles exaltés et détruit les temples et les idoles. La tolérance n'est pas de son fait.

LE COMPORTEMENT DES CITES

Le rêve égalitaire est une utopie et sans doute le pire des maux mais il renaît et grandit chaque fois que les puissants de ce monde se préoccupent davantage de leur intérêt que de celui de la société dont ils sont partie prenante. Autant dire que c'est un mal vieux comme le monde. Mais il prend une ampleur particulière dans les grandes cités, théâtre de toutes les différences, creuset de toutes les rancœurs. L'équilibre d'une société impose que chacun assure ses devoirs avant de revendiquer ses droits et privilèges.

Si les périodes de profonde misère dues aux invasions et aux guerres internes de la fin du III° et du IV° ont, d'une certaine manière, nivelé les conditions sociales et humaines, dès les premiers signes de prospérité revenus, les cigales et les fourmis vont se distinguer à nouveau. La société va se couper entre besogneux et négligents, entre méthodiques et fantasques, entre riches et pauvres. Le rêve de fraternité, propre aux temps difficiles envolés, chacun reprend sa place sur l'échelle sociale. Les nantis s'enferment dans la cité cernée de murailles tandis que le petit monde des artisans exerçant les tâches auxiliaires s'installe hors les murs, même si une part de leurs activités se situe intra-muros, là où l'espace est devenu trop cher pour eux.

Les mentalités changent également. Si les premiers de lignée qui ont commencé au bas de l'échelle connaissent la valeur des choses, les héritiers s'installent dans leur condition avec suffisance et si tous sont chrétiens par principe, comme nous sommes démocrates aujourd'hui, chacun conçoit ses dévotions selon son rang. Les bourgeois font les leurs en la cathédrale de la cité où l'évêque est un proche, et le message délivré aux fidèles va se spécifier selon les catégories. Dans un premier temps, la cathédrale recevra l'office des pauvres puis l'office des riches. Il suffit d'astreindre les premiers à des horaires correspondants. Ensuite, les gens du faubourg vont fonder leur propre église, d'abord simple paroisse soumise à l'Evêque. Mais, comme ces petites gens ont bien du mal à se reconnaître chrétiens à l'égal de ceux de la cité, cette communauté hors les murs vivra sa croyance de manière distincte.

Une église pour les humbles, certes, mais il faut que le message délivré soit à leur convenance, et non confié à un fidèle de l'Évêque. A l'origine, la demande est confuse et l'articulation incertaine, puis vient l'idée de placer cette communauté sous le patronage d'un saint personnage beaucoup plus proche, semble-t-il, des aspirations du petit peuple que ne l'est l'image du Seigneur présentée chez les riches. A cette Église il faut des desservants à même de comprendre leurs fidèles, ce seront les premiers moines. Cette structure religieuse aura également à charge tous les problèmes qui ne manquent pas d'assaillir le faubourg populaire: accueil des voyageurs, soins, charité, mais aussi enseignement à la mesure des aspirations.

Pour comprendre les caractères et les mécanismes de ces premières églises parallèles, il suffit de situer leur saint patron et de suivre l'évolution du sanctuaire dans le tissu urbain de la cité. Les deux agglomérations vont rapidement se distinguer et connaître des développements parallèles, sur cinq et parfois dix siècles.

C'est l'analyse du tissu urbain, grandement développée depuis quelques dizaines d'années, qui a mis en évidence ce caractère bicéphale de nombreuses cités d'Occident. Voyons quelques villes particulièrement significatives.

REIMS

Vers 230, un dénommé Sixte, arrive dans l'opulente capitale des Rèmes, Durocortorum. Il est venu porter la bonne parole mais dans la ville augustéenne personne ne l'écoute. Déçu il se replie sur le faubourg sud et prêche parmi les petites gens qui occupent les boutiques et les tavernes bordant la voie d'Agrippa. Les besogneux qui s'activent sur les rives de la Vesle sont également ses auditeurs. Il meurt de manière violente mais sans doute édifiante en 260 et les rares survivants installés dans les ruines l'enterrent pieusement dans sa demeure. Quelques chrétiens viendront prier sur sa tombe mais il sombre bientôt dans un oubli relatif et le premier sanctuaire qui lui sera consacré est élevé après la Paix de l'Église.

De 300 à 400, les chrétiens de Reims ont liberté de pratiquer leur culte mais avec bien des contraintes et la petite église des Rèmes se développe sur le vieil oppidum négligé par la grande ville augustéenne. Ce site est alors en bien triste condition et d'occupation fort réduite, l'essentiel de l'agglomération se concentre à l'abri de la puissante enceinte elliptique que nous connaissons.

En cette fin du IV° siècle, l'église d'Occident a beaucoup intrigué auprès du Pouvoir installé à Trèves. Gratien (375/383) lui accorde une large reconnaissance mais c'est Théodose (379/395) qui lui concède l'exclusivité. Les autres cultes, dits païens, sont alors interdits et l'évêque de Reims, Nicaise, sans doute venu du Vicus Christianorum, de l'Oppidum, installe sa cathédrale au centre de la cité, non loin du forum: c'est l'emplacement de l'édifice actuel.

Nicaise est un bon chrétien, naïf comme il se doit. Lorsque les Vandales arrivent, en 406, il leur ouvre les portes et les accueille fraternellement sur le parvis de sa cathédrale, mais le message ne passe pas. L'évêque est promptement attaché sur une roue et massacré. L'emplacement sera pieusement conservé en mémoire puis marqué d'un édifice, ce sera la rouelle Saint Nicaise. Une fois la tourmente passée, ses proches et ses fidèles emmènent sa dépouille sur l'oppidum et l'inhume en leur église qui deviendra l'abbaye Saint Nicaise. Mais ce faubourg chrétien donnera un autre évêque à la cité : Saint Remi, le Rème.

Ce dernier, qui préside aux destinées de la cité lors de la tourmente suivante, à l'arrivée des Francs, en 486, sera plus fin politique. Il va négocier son alliance avec le jeune roi de Tournai, Clovis, et en tirer grand profit, pour sa ville et ses amis. Reims deviendra cité du sacre en souvenir du baptême du roi des Francs, en 496, et l'évêque placera plusieurs membres de sa famille en bonne situation. Il va notamment créer l'évêché de Laon pour son neveu. Après sa mort, Rémi sera également emmené et inhumé dans une autre église du faubourg chrétien qui deviendra l'abbatiale Saint Remi. Dès lors, cité et faubourg vont se développer parallèlement, et ne seront réunis que par la grande enceinte du XIII°.

TOULOUSE

L'origine de Toulouse est due au déplacement vers un carrefour routier des populations de plusieurs petits sites disséminés sur les rives du fleuve. Le quartier des pauvres et des besogneux s'installe hors le périmètre de la cité bourgeoise, à cheval sur la voie majeure menant vers Bordeaux.

C'est là que vit un chrétien nommé Saturnin. Nous sommes en 250. Venu de Rome avec Denis de Paris, Martial de Limoges, Gatien de Tours et peut-être Austremoine, Saturnin fait figure de pasteur dans la petite communauté chrétienne vivant dans le faubourg. Son audace, sa foi, lui permettent d'intervenir dans la vie publique et de faire taire les oracles. Comme il a sans doute perturbé les cérémonies de divination chères au petit peuple antique, la foule en colère se saisit de lui, lui attache les pieds et le fait traîner par un taureau fougueux jusqu'à ce que sa tête se brise et tous ses membres soient lacérés. Tel est le témoignage d'un clerc toulousain qui rédige en 430/450. Ensuite, le corps du martyr sera inhumé avec les autres chrétiens dans la nécropole du faubourg, à droite du Decumanus.

Sur le demi-siècle qui suit, c'est le grand désastre et la population de Toulouse, ruinée comme tant d'autres, est plus préoccupée de sa survie matérielle que des problèmes religieux. Ensuite, de 300 à 400, les chrétiens qui ont reçu licence de pratiquer cohabitent avec les tenants des rites antiques, mais c'est une époque où les mutations sont profondes et rapides. Vers la fin du IV° siècle, les bourgeois de la cité qui voient le cadre législatif et l'ordre romain se désagréger se disent que le pouvoir religieux ferait bien leur affaire. Ils vont se découvrir disciples du Christ, nommer un évêque et construire une cathédrale à l'intérieur de l'enceinte de repli qu'ils sont en voie d'aménager. Ce faisant, ils se coupent du faubourg cher aux premiers chrétiens. Alors, les petites gens du lieu se souviennent de celui qui fut martyrisé un siècle et demi plus tôt. Ils vont l'exhumer pour en faire leur Saint-Patron, et lui construire une église qui sera la leur et non celle de l'Evêque de la cité: ce sera l'abbaye Saint-Saturnin ou Saint Sernin.

Vers 420, la cathédrale de la Cité passe aux mains d'un évêque Aryen nommé par le pouvoir Visigoth et les chrétiens traditionalistes réservent leurs dévotions au culte de Saint-Saturnin. Bientôt la petite église devient une seconde cathédrale qui préservera sa position après l'arrivée des Francs et la suppression de tous les cultes Aryens.

Le bourg prend de l'importance mais ce n'est pas du seul fait de l'abbaye. La cité est alors aux mains des bourgeois et des marchands qui s'organisent en petite république et les charges qu'ils imposent intra-muros sont lourdes. Les artisans choisiront de s'installer dans le faubourg où le cadre est moins oppressant, tandis que l'abbaye devient leur sauvegarde religieuse face au pouvoir de la cité. Lorsque les "capitouls" s'en aperçoivent, il est trop tard, l'agglomération toulousaine a pris un caractère bicéphale, protégée par des murailles distinctes.

PARIS

A l'origine de l'agglomération des Parisii se trouve l'île qui deviendra la Cité. Elle favorise le franchissement du fleuve et offre des abordages protégés à la navigation. A cet endroit, le cours de la Seine fait qu'elle porte ses alluvions vers l'extérieur du méandre et encombre les basses-terres situées sur sa rive droite, forçant ainsi le courant à se frayer un passage rapide au plus court, côté rive gauche. Là, le courant est trop fort pour la batellerie et les accostages, les marchés et le commerce vont, dès les temps gaulois, choisir la rive marécageuse opposée où les eaux sont calmes. A cette époque, les abordages de la batellerie et la vie des besogneux devaient s'articuler autour de la butte du Châtelet.

Les Romains vont fuir ce quartier du marais jugé insalubre et s'installer sur la rive crayeuse opposée. Mais la ville ouverte de Lutèce est détruite en 250/270. Alors l'Ile, protégée par le fleuve, facile à défendre, devient à nouveau le point d'ancrage de l'agglomération tandis que ses activités retrouvent leur place d'antan côté rive droite, maintenant bien assainie par les digues des voies romaines.

Saturnin avait trouvé ses premiers fidèles dans le faubourg de Toulouse, son ami Denis trouvera les siens parmi les petites gens vivant dans les bâtisses et dans les échoppes installées sur les deux chaussées traversant le Marais et sur la butte du Châtelet. Le sort qui lui est réservé est tout aussi tragique. Il ne meurt pas d'un acte de foule en colère mais par le glaive, après une condamnation pour menées subversives, selon l'esprit de la cité. Cette persécution frappe également son compagnon Eleuthère le diacre rustique et un certain nombre de chrétiens. Elle doit se situer dans la période extrêmement trouble qui sépare les invasions Germaniques de 260 et 276.

Denis sera inhumé dans la nécropole des pauvres située à quelques distances de la Chaussée Romaine menant vers le Nord. Ce cimetière chrétien se maintiendra tout au long des siècles et deviendra le Charnier des Innocents. Dès lors, les textes oublient Denis mais pas les Parisiens, la voie qui borde le cimetière sera toujours la rue Saint-Denis et le quartier lui sera également dédié.

Dès 300, les populations à vocation rurale s'installent à nouveau sur les terres saines de la rive droite, dans les ruines de l'agglomération antique et sans doute avec les murs du forum comme lieu de refuge.

Vers 451, les Huns assiègent Orléans et de fortes reconnaissances progressent vers Paris. Là vit Geneviève. C'est une femme d'origine incertaine. Toute jeune elle vivait à Nanterre, dans une modeste famille chrétienne, et c'est là, qu'à l'âge de 7 ans, elle sera distinguée par Saint-Germain d'Auxerre revenant d'Angleterre. S'agit-il de la fille naturelle ou spirituelle (portée sur les fonds baptismaux) des braves chrétiens de Nanterre ? Nous l'ignorons mais, dans la seconde hypothèse, Saint-Germain devait connaître ses origines et n'eut aucune peine à la contacter.

Devenue adulte, Geneviève se distingue dans ses activités religieuses et particulièrement au service des populations rassemblées autour du forum. A l'annonce de l'approche des Huns, une peur panique s'empare des Parisiens. Alors, Geneviève investit toute son énergie qui est grande à rassurer les siens, à les empêcher de fuir par la Seine et à mettre son faubourg en état de défense. Les Huns n'aborderont pas Paris. Geneviève est heureuse d'avoir protégé les siens et sa légende prend corps. A la fin de sa vie, devenue illustre, elle entretient d'excellentes relations avec le couple royal et particulièrement avec Clotilde qu'elle a connue jeune fille. L'appui du couple royal lui permet de construire une église non loin du forum et c'est là qu'elle sera inhumée à sa mort survenue en 500. Dès lors, les Parisiens de la rive gauche reconnaissants et fiers d'elle vont lui vouer un culte de plus en plus fervent. La butte de l'ancien forum devient la montagne des gens de Geneviève, puis la Montagne Sainte-Geneviève.

Que devient Denis le véritable apôtre des Parisiens ? Sa mémoire reste vivace mais son histoire sombre dans la confusion et la légende prend son envol. Après l'arrêt du culte païen au temple de Mercure sur la butte, vers 380/400, les chrétiens de la rive droite y installent un oratoire, à la mémoire de leurs martyrs. La butte devient Montmartre et Denis figure en bonne place parmi les Saints qui y sont honorés. Ensuite, c'est au tour du Vicus Catulliacus de se réclamer de Saint-Denis et de lui construire un oratoire. Geneviève participera inconsciemment à la falsification historique touchant Denis. Désireuse de se recueillir sur la tombe du saint personnage, elle sera dirigée vers le mont des martyrs et sa démarche donnera du poids à la légende qui place là le martyr du Saint Patron.

Ainsi, lorsque Dagobert, sans doute conseillé par Saint Éloi, désire à son tour fonder une abbaye, il choisit ce saint dont le souvenir est vivace dans l'esprit des Parisiens. Mais où situer son tombeau ? Les scribes rassemblent alors les documents disponibles, ce qui ne fait qu'augmenter la confusion. Ils en arrivent même à confondre Denis de Paris et Denis l'aréopage, premier évêque d'Athènes, que deux bons siècles séparent.

A cette époque, les intérêts économiques et politiques commandent. Le roi qui séjourne dans sa villa de Clichy veut une abbaye. Catulliacus, grosse bourgade située non loin de là, au point stratégique où les voies romaines de Rouen et de Boulogne se séparent en patte d'oie, est toute indiquée pour l'accueillir. Catulliacus devient Saint-Denis. Aux moines de l'abbaye la charge de fabriquer une belle légende et des arguments adéquates. Mais les Parisiens une fois encore ne s'y trompent pas. Ils conserveront le souvenir de leur Saint, de sa vie, de son martyr dans leurs murs. Et la rue, ainsi que le quartier, garderont son nom, bien qu'aucune église ne lui soit dédiée en particulier.

L'EGLISE DES VILLES

Ce rapide survol des trois cités, à l'époque des temps difficiles, nous donne une vision sommaire de l'église des villes et nous proposerons le schéma suivant: de 300 à 400 les communautés de fidèles se développent dans les Vicus Christianorum, mais le message apparaît trop égalitaire, trop social, pour être intégré sans risque au sein des cités gallo-romaines.

Vers 380/400, les cités abandonnent les cultes païens et adoptent la pensée chrétienne mais c'est pour la modeler à leurs besoins, en faire un instrument de pouvoir dans un monde où toutes les structures socio-politiques s'écroulent. Vers 400, les cathédrales prennent place au centre des cités fortes du Bas-Empire. Le peuple des faubourgs a imposé sa cause mais perdu la partie. Il va réagir et fonder les abbayes hors les murs avec, pour support le culte d'un martyr. Nombreuses alors sont les villes qui prennent un caractère bicéphale. Nous avons cité Reims et Toulouse mais Tours, Limoges, Périgueux, Troyes, Dijon et Arras se décomposent en deux agglomérations distinctes et parfois antagonistes. Ensuite les faubourgs aménageront leur existence en introduisant quelques mesures de réalisme dans les idées fraternelles qui ont présidé à leur naissance.

La pauvreté doit être traitée comme un accident de parcours, non comme un état de grâce voulu par le Seigneur. Quant à la charité, sans aller jusqu'à prétendre qu'elle entretient les pauvres tout en favorisant leur éclosion, il faut bien admettre que ce n'est pas un programme de société satisfaisant à long terme. Dans cet univers "de pureté" qui s'est développé à l'ombre de la cité des riches, les choses se décantent rapidement. Les plus astucieux parmi les démunis s'enrichissent sur le dos des autres et le besoin d'organisation naît de la fortune et des responsabilités qu'elle engendre. Les faubourgs deviennent des villes comme les autres.

Au temps Mérovingien, le pouvoir militaire est aux cavaliers d'origine Germanique installés sur les terres Gauloises mais l'ordre chrétien qui cherche un interlocuteur accorde la dignité royale aux descendants de Clovis: ce sont les rois des Francs mais leur pouvoir s'arrête aux portes des cités. Là, l'évêque, Vicaire du Christ, a la charge spirituelle de son troupeau mais aussi mandat des bourgeois pour la gestion temporelle, comme il était sous-entendu dans le concept de l'église triomphante. Ces règles arrangent bien les notabilités de la cité qui gardent ainsi le pouvoir réel par le biais d'une charge épiscopale restée élective. Les villes ne se donneront au roi que cinq siècles plus tard, au XII°, avec la remise symbolique des clés et en échange d'un statut communal permettant de rétablir une situation compromise depuis peu.

Dès le XI°s., des puissances montantes, les grands feudataires, l'ordre Clunisien et le souverain Pontife, lui-même, tentent d'intervenir dans les affaires des Cités en favorisant un évêque de leur choix. La sauvegarde des intérêts bourgeois doit donc venir du roi qui se trouve lui-même confronté à ces puissances montantes.

Durant le court intermède Carolingien, les évêques avaient été imposés par l'Empire mais cette manière de faire ne survécut pas à Charlemagne.

Ainsi les villes garderont constamment leur indépendance et si elles pèsent parfois sur la vie politique, c'est toujours de manière négociée. Ceci résulte d'un choix que nous retrouverons plus en détail dans une analyse socio-économique.

Dans ces conditions, les rois, les princes et grands seigneurs vont, dès 500, planter des abbayes à la périphérie des cités et en d'autres lieux stratégiques espérant ainsi prendre le contrôle des zones que le pouvoir économique des villes néglige. Ce mouvement se poursuivra à l'époque carolingienne. Cependant, le culte des reliques et les ambitions politiques qui ont présidé à la naissance de ces fondations, ne font pas bon ménage. Les désordres sont nombreux, d'autant que de nouveaux venus font leur apparition dans les campagnes: ce sont les prêcheurs inspirés qui rassemblent derrière eux bon nombre de pauvres et de mendiants. En petit nombre ils attirent la sympathie, en grand nombre ils inquiètent. C'est la règle bénédictine qui va mettre de l'ordre dans ce foisonnement monastique.

L'EGLISE DES CAMPAGNES

Si l'église des villes née dans les convulsions politiques et sociales du Bas-Empire, demeure perturbée par les implications du pouvoir, l'église des campagnes suivra, elle, un tout autre chemin hors les passions mais sans grande rigueur dogmatique.

A l'époque Gauloise et Romaine, le monde rural avait ses croyances où l'univers, le soleil, le ciel et ses humeurs, les sources, la germination, le vent, les nuées avaient une grande place. C'étaient des puissances que l'homme devait reconnaître et vénérer mais l'image des divinités venues de Méditerranée le surprenait quelque peu et ses prières étaient confiées à un modeste édifice: le fanum. Jupiter vaut pour la gloire de Rome, une bonne récolte en Beauce est un tout autre problème.

Dans cet univers de croyance très bucolique, le message chrétien chargé de promesses mais aussi de règles et d'interdits, va trancher profondément et ceux qui l'apportent sont souvent bien étrangers au monde rural. Saint-Martin détruit les idoles païennes en Val de Loire et promet un monde meilleur. Mais que sait-il des campagnes lui, l'ancien militaire, fils de militaire, qui n'a assurément jamais tenu une pioche ni semé une graine. Alors, aux questions de nature pratique mais quelque peu déroutantes qui lui sont posées par les Tourangeaux, il ne sait que répondre "en langue de bois". Le message se résume comme suit: la plénitude de la vie n'est pas ici-bas mais dans un monde meilleur.

La société rurale qui ne veut heurter ni le ciel ni la terre dont elle est proche et dépendante, va recevoir cette nouvelle croyance avec respect mais aussi avec un réel sens critique et l'infini bon sens de l'homme de la terre.

L'idée que les mérites d'ici-bas doivent nécessairement recevoir leur récompense est omniprésente dans toute la pensée religieuse antique. Le héros est un mortel qui a transcendé sa condition et l'idée de résurrection est sous-jacente. En confiant la dépouille des leurs à la terre nourricière, les Gaulois s'astreignent à l'obole à Caron pour lui garantir l'accès au royaume des profondeurs, mais ce n'est pas pleinement rassurant. L'inhumation selon le rite chrétien va répondre à une aspiration profonde et non formulée. D'autre part, cette religion permet à l'homme des campagnes de découvrir une nouvelle facette de lui-même: sa spiritualité. Désormais il fera la distinction entre l'âme et l'esprit, entre le mortel et l'immortel.

LE CHOIX DU SANCTUAIRE

Pour ne pas rompre avec le passé, pour conserver quelque respect à l'égard des divinités chères à ses ancêtres, l'homme des campagnes acceptera la nouvelle croyance tout en l'associant à d'autres de caractère plus pratique pour la vie d'ici-bas. Cependant cet amalgame n'est pas du goût des nouveaux pasteurs d'où l'acharnement, la méchanceté même, qu'ils mettront à pourchasser, à condamner, voire à brûler, tout ce qui se rattache au paganisme. Mais le monde rural trouvera aisément la parade en sanctifiant par une croix ses petits autels rustiques et en attribuant à de saints personnages les mérites des anciennes divinités. Ainsi, seule la perception que l'homme a de son salut éternel peut ancrer la religion nouvelle dans l'esprit des hommes et dans la réalité du culte.

Le respect que l'on doit aux défunts fixe le cimetière. Les devoirs seront rendus, les prières seront dites dans un lieu de culte contiguë flanqué d'un domaine couvert. C'est une construction rustique, une grange sanctifiée qui préfigure le parti primitif rural. Là le défunt doit passer trois jours entouré des feux des lampes à huile et des chandelles de suif accompagné des prières de ses proches. C'est la période que le Christ passa au tombeau et qu'il faut nécessairement respecter dans l'attente d'un miracle. Ce laps de temps a également un intérêt pratique, il permet à la famille éloignée de venir, de reconnaître le défunt ainsi la succession peut suivre son cours sans contestation.

En été, ces trois journées posent problème alors le corps du défunt est déposé dans un petit caveau ouvert, situé à proximité de l'église. Ultérieurement l'édifice sera surmonté d'une colonne au sommet de laquelle on allume un feu, c'est l'origine de la lanterne des morts. Cette période transitoire (en feu) que le chrétien passe entre la vie et l'inhumation sera, par extension, donnée à toute sépulture qui ne se trouve pas en terre.

Le cimetière et l'église constituent un facteur de cohésion sociale et un moyen de fixer l'habitat que ne connaissait pas le monde gaulois et antique avec ses petits sanctuaires disséminés. Mais l'implantation ne s'est pas faite au hasard. La plupart de ces lieux de culte ont été édifiés sur les sites de repli du Bas Empire en un lieu offrant à la fois de bonnes conditions défensives et une viabilité suffisante: proximité d'une résurgence dans le Sud, et déclivité géologique afin d'alimenter les puits dans le Nord. Ces caractères satisfaisants, joints au lieu de culte et au cimetière, vont assurer la pérennité des villages pour les siècles à venir.

Dans les régions de caractère celtique où l'habitat est particulièrement disséminé, c'est souvent un ancien lieu de culte Gaulois, maintenant sanctifié, qui reçoit l'église et le cimetière tous deux marquant le centre de la paroisse.

LE POIDS DES TRADITIONS

Ces gens s'affichent chrétiens, vont à l'église, s'astreignent aux rites essentiels, inhument leurs défunts chrétiennement et prient pour leur salut mais, si l'on sonde les esprits, le contenu apparaît bien peu conforme à l'éthique. Cependant les responsables de l'église ont une formule magique: Vox populi, Vox Dei. En outre, si ces gens ont fait de leur vivant de biens médiocres chrétiens, ils feront de bonnes âmes à l'heure de leur trépas; tel Saint-Siméon le styliste à qui les prêtres jetaient des pierres de son vivant et qui fut honoré de trois superbes basiliques après sa mort.

Cette église des campagnes va assimiler les croyances païennes de manière très naturelle. Là où s'élevait un fanum, là où les chrétiens continuent de prier dès que le prêtre a le dos tourné, va s'élever une croix. C'est un calvaire, à en juger par le signe, mais quelle en était la raison première ? On l'oublie vite et tout rentre dans l'ordre puisque les fidèles demandent maintenant au Seigneur ce qu'ils demandaient naguère aux divinités païennes.

Les menhirs sont le témoignage le plus tangible des croyances ancestrales. H. Barre, un archéologue de Bretagne, pense qu'ils étaient à l'origine des figures de divinités et que ce sont les chrétiens les plus fervents qui les ont martelés en signe d'autodafé. Mais si cela ne suffit pas, il faut couper la pierre à un niveau raisonnable avant d'y planter une croix; c'est un nouveau calvaire.

Dès lors les chrétiens vont, dans leur procession, honorer les divinités antiques au même titre que les leurs. La fête des moissons reprend le culte d'abondance, quant au vieux rite païen qui consistait à allumer un grand feu et à s'accorder toute licence, y compris celle de faire des enfants dès lors que les greniers sont pleins, il sera mis sous le patronage de Saint-Jean. Nous ne citons là que les assimilations de cultes antiques qui se sont perpétuées jusqu'à nous. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais où finissent les aménagements et où commence la dérive ? Où commence le péché ?. Affaire de principe. Un jour viendra où les rigoureux sillonneront à nouveau les campagnes en tonnant contre les oeuvres du démon.

LE PASTEUR DES CAMPAGNES

Qui sont les desservants des paroisses rurales à cette époque ? Les évêchés sont incapables de fournir des prêtres suffisamment formés à l'ensemble de leur diocèse. Bientôt les abbayes procureront des desservants aux chapelles de leur domaine mais leur action ne s'étend pas au-delà et ceci ne couvre guère plus de 10 à 15% du territoire. Ainsi, dans la grosse majorité des cas, les paroissiens des campagnes ont toute latitude de choisir leur pasteur, comme cela se faisait aux temps héroïques, à charge pour la hiérarchie épiscopale de confirmer ce desservant. D'où vient cet homme ? Du village ou de la paroisse voisine. Il est donc issu du creuset rural. Quelle est sa formation ? Celle que le prêtre précédent lui a donnée dans son jeune âge en lui inculquant quelques rudiments de latin et en l'initiant aux rites des offices. Ainsi, de génération en génération, l'église des campagnes se coupe des grands principes mais se fond harmonieusement avec la psychologie ambiante qu'elle doit servir.

Née avec la croix des martyrs, la chrétienté fixera un jour cet emblème sur la flamme des lances destinées à pourfendre les infidèles. C'est l'église flamboyante. Qu'il est loin le courroux de Jésus pour une oreille de Centurion. Enfin, lorsque les Cisterciens et les Dominicains vont clamer leur indignation, les bûchers de Montségur et d'autres s'allumeront en leur nom. Pourquoi les hommes veulent-ils mêler le Seigneur à leur vulgaire querelle ? Les sages de l'antiquité jugeaient ne pas en avoir le droit.